Pourquoi je quitte Ubuntu pour Fedora
La dernière fois que j’ai été utilisateur de Fedora à plein temps, c’était il y a plus de sept ans. Ubuntu fit son apparition en 2004, s’imposant rapidement comme distribution phare par sa promesse de gratuité (détruisant par le fait même le modèle d’affaires des distributions «commerciales» pour individus) et son centrage autour de GNOME. Je suis donc resté un fidèle utilisateur scotché à cette distribution Linux depuis octobre 2004. Tout allait plutôt bien jusqu’en 2010, où l’attitude de Canonical a rapidement fait en sorte de me sortir de ma zone de confort, sentiment qui s’est amplifié lorsque je suis allé au Boston Summit en novembre dernier. Le scandale avec le Amazon music store était la goutte qui fit déborder le vase pour moi en 2011.
Comme il est parfois difficile de voir la forêt parmi les arbres, faisons donc un petit récapitulatif des principales sources d’irritation qui, une fois combinées, motivent ma décision:
- Avril 2009: patches buggées à mort pour que Empathy supporte le Indicator applet (le menu de messagerie) d’Ubuntu. Je sais d’expérience que cette patch a causé divers bugs étranges.
- Octobre 2009: Lennart Poettering commente sur les patches buggées à mort que Ubuntu applique sans mot dire à PulseAudio (au lieu de contacter upstream) et les problèmes qui en résultent.
- Octobre 2010: Canonical dévoile soudainement Unity comme interface par défaut au lieu de GNOME Shell. Tout le monde hurle «WTF», étant donné qu’il ne restait que six mois avant la sortie de GNOME Shell, qui était en développement depuis 2009 et en planification depuis au moins 2008. Il était normal pour les développeurs de GNOME de se sentir trahis par leur principal distributeur.
- Octobre 2010: Canonical précise que la pile logicielle fournie avec Ubuntu 11.04 sera GNOME 2.32, et non pas GNOME 3.0. Re-WTF. À la limite, si Unity n’existait pas, j’aurais pu croire que c’était simplement une question de prudence/stabilité logicielle. Ce n’est pas le cas.
- Janvier 2011: Annonce du fait que Qt sera installé par défaut (pas juste GTK+). Cette décision semble anodine prise en isolation, mais avec le reste, c’est un autre clou planté dans la plateforme GNOME. L’abandon de Meego et la dé-priorisation de Qt par Nokia peu après fut toutefois un retournement de situation inattendu qui forcera probablement Canonical à repenser sa stratégie.
- Février 2011: le scandale du détournement de fonds du Amazon music store de Banshee… Je ne cache évidemment pas ma position là-dessus. C’est toute une histoire en soi qui a causé énormément de dommages à la réputation de Canonical. La situation peut être résumée de manière surprenamment neutre par deux billets de blog d’un des développeurs de Banshee (le 15 février et le 24 février). Pour une poignée de dollars qui allait originellement à une fondation à but non lucratif, Canonical a brûlé son image publique et envoyé aux développeurs le message que «le développement complet d’un logiciel n’a pas plus que 25% de valeur à nos yeux» et que «peu importe ce que vous décidez, votre opinion ne compte pas et on fera ce qui nous plaît» (cf le billet du 24 février). Vraiment? Comment ont-ils pu être aussi avares et stupides à la fois?
- Avril 2011: Mark dévoile que Ubuntu 11.10 n’aura plus l’option «Classic GNOME Desktop»; bref, l’usage de l’interface Unity sera imposé.
- Mise à jour (en 2014):
- Automne 2012: la polémique autour du fait que taper quoi que ce soit dans Unity vous présentera des «résultats de recherche» du magasin en ligne Amazon par défaut, et les dangers qui en résultent dans un monde post-Snowden.
- Mars 2013: le scandale de Mir. Cet événement, très similaire à la façon dont Unity a été dévoilé en 2010, est toutefois notoire pour avoir soulevé un véritable tollé, même de la part de ceux étant restés fidèles à Ubuntu et Canonical malgré les incidents précédents. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase pour beaucoup de gens qui ont quitté la communauté Ubuntu à ce moment là, préférant se rallier aux distributions Linux fidèles à Wayland.
Conclusion de tout ça: Contrairement à ses origines, Ubuntu n’est plus la plateforme de choix si vous désirez utiliser GNOME.
En parallèle, penchons-nous sur les contributions de Canonical au monde du logiciel libre. Oui, le marketing et la publicité accrue pour l’écosystème Linux, c’est tout à fait louable, mais vient un temps où il faut savoir contribuer significativement pour mouvoir son propre poids et cesser de prendre le crédit pour le travail des autres. Réinventer la roue dans son coin au lieu de faire des bug fixes, et aliéner ses contributeurs avec des clauses de copyright assignment, ça ne compte pas.
L’absence de contributions de Canonical avait été décriée dès 2008 au niveau du kernel, par Greg Kroah-Hartman lors du Linux Plumbers Conference. Depuis, la situation ne s’est guère améliorée, malgré ce que prétend Canonical: de 2008 à 2011, le nombre de commits de Canonical représentait 0.3% du nombre commits, ou encore 0.2% en termes de volume de changements dans le code. Canonical occupait la 65e position, bien loin derrière Redhat/Novell/Sun/IBM/HP/Collabora et même les compagnies des plus obscures.
«Oui mais Ubuntu est une distribution orientée desktop», me direz-vous? Eh bien cette situation ne se limite pas au kernel. Canonical ne représente que 1% des contributions au développement de GNOME. Redhat en fait 16 fois plus. Même s’ils ont plus d’ingénieurs que de marketeux/bug triagers, un multiple de 16 est loin d’être négligeable.
Même Collabora (qui a environ 80 employés) et diverses petites entreprises (Lanedo, Openismus, Codethink) en font beaucoup plus que Canonical.
Un autre argument souvent brandi par Canonical est que «les gars de GNOME conspirent pour refuser les patches en provenance de Canonical». Calomnies. D’abord, il n’y a pas de preuves tangibles pour soutenir ces accusations (les patches en question étaient soit de piètre qualité, telles que le patch Empathy précédemment mentionné, ou alors n’étaient pas utiles ou en contradiction complète avec le design prévu depuis des années).
Ensuite, laissez-moi vous faire part de mon expérience en tant que contributeur de Pitivi, un projet qui, je vous l’assure, ne fait aucun préjudice ou discrimination quant à la provenance des contributions (comme si on pouvait se payer ce luxe!). Il se trouve que j’espérais secrètement que Canonical ou les membres de la communauté Ubuntu s’impliqueraient davantage dans le développement de Pitivi depuis qu’il est inclus dans les paquets installés par défaut.
Quelles sont les contributions de Canonical à Pitivi depuis son inclusion dans Ubuntu 10.04? Zéro. Zip. Nada. Après un an, j’attends toujours de voir arriver un patch en provenance de quelqu’un de Canonical. Le seul patch dont j’ai souvenance était de la part d’un utilisateur bénévole d’Ubuntu. Et quand un patch arriverait, j’oserais espérer que ce soit quelque chose de significatif (pas un changement de une ou deux lignes de code).
Avec tout ça, on pourrait avoir tendance à croire que la force de Canonical est de faire du bug triaging et du soutien technique plutôt que du développement… Eh bien mon expérience avec Pitivi est toute autre. Après quelques temps, je me suis aperçu que personne ne faisait le triage des bugs du paquet pitivi d’ubuntu dans Launchpad. J’ai donc été contraint, par respect de mes usagers, d’ajouter cette tâche additionnelle à ma charge. J’ai maintenant deux bug trackers à surveiller, et croyez-moi, les rapports de bug «de qualité» sur Launchpad sont l’exception plutôt que la norme. Je dirais que 9 rapports sur 10 finissent en état d’expiration parce que les testeurs ne fournissent pas l’information demandée. Je ne serais pas étonné que ce soit similaire avec d’autres logiciels sous Ubuntu, et je connais beaucoup de projets qui n’ont strictement aucun trieur de bugs et où les rapports s’empilent, s’entassent et pourissent dans les abimes du net.
Conclusions:
- Ubuntu n’est plus la distribution Linux de choix si vous voulez obtenir GNOME.
- Canonical se trouve dans une position intenable. Sa façon de gérer son modèle d’affaires et ses relations avec ses contributeurs lui fait perdre son âme et sa crédibilité.
- En dehors de l’enrobage et la présentation, Canonical ne contribue que marginalement au développement du logiciel libre et nous sort constamment des excuses lorsqu’on lui fait la remarque. Canonical n’a pas la capacité technique d’être le moteur du changement et de l’innovation.
- Ubuntu est victime de son succès et n’est pas en mesure de soutenir son propre poids.
J’aimerais que ce soit autrement. Ça ne me fait pas particulièrement plaisir d’avoir à écrire autant de choses négatives (et j’ai hésité plusieurs jours avant de publier ce billet), mais c’est quelque chose qui mijotait dans ma tête et pesait sur ma conscience depuis plusieurs mois. D’ailleurs, je cours probablement un risque par rapport à mon avenir en publiant ces lignes, mais bon: à ce train là, Canonical risque de s’écraser de toutes façons.
Peut-être suis-je le seul à penser tout ce que je viens d’écrire. J’ai pourtant l’impression que c’est dans l’esprit du temps que les «accros» comme moi, ceux qui avaient été séduits par l’Ubuntu de 2004-2009, fuient maintenant cette plateforme à cause de l’attitude de Canonical.
«Et alors! Quelle perte représentez-vous pour Canonical de toutes façons?» C’est simple. Les accros comme moi sont la base de la communauté. J’emporte avec moi mon expertise de chasse aux bugs, mon bouche à oreilles positif, etc.
Pour moi, la distribution qui reprend le flambeau de l’innovation et le titre de la distribution GNOME, c’est Fedora 15. Tant qu’on y est, quelques avantages supplémentaires de Fedora:
- Leur politique upstream first; les patches sont d’abord envoyés en amont. Moins de bugs, plus de collaboration, etc. D’un autre côté, pas étonnant: Fedora/Redhat est upstream dans beaucoup de projets.
- Une forte portion des développeurs roulent sous Fedora, ce qui a comme résultat d’avoir moins de bugs «inconnus des développeurs» et une plus grande expertise pour régler les bugs présents dans la distribution. Exemple concret: en m’asseyant avec Lennart Poettering au Boston Summit, je lui permis de découvrir la cause d’un bug qui me tenaillait depuis un an, et ce bug était spécifique à Ubuntu. Pas de problème sur une machine roulant Fedora.
- Corollaire du point précédent: lorsque vous ouvrez un rapport de bug sur Fedora, vous pouvez constater que le bug est bien souvent assigné à une adresse @redhat. C’est généralement la même personne que si vous le rapportiez en amont (ex: sur gnome ou freedesktop bugzilla). Conséquemment, vous pouvez vous attendre à ce que celui qui trie votre bug fasse preuve d’un certain niveau d’expertise.
- Pas de kikoolols qui commentent «moi aussi!!!» ou «Linux sucks!» sur les rapports de bug. Je sais que ça sonne arrogant, mais c’est agréable de réduire la quantité de bruit dans ma boîte aux lettres.
- Les forums sont beaucoup plus calmes (je n’ai plus posté dans ubuntuforums après 2005-2006, c’est le capharnaüm avec un post à toutes les secondes environ).
S’il y a des intéressés, je pourrais peut-être écrire une nouvelle version de mon guide «Fedora pour un habitué d’Ubuntu» (puisque j’ai acquis de nouvelles connaissances depuis novembre).