Artefacts cognitifs et logiciels libres

Voici qu'à plusieurs reprises - au cours de mon inlassable quête bibliographique, alors que je surnageais de textes abscons en gloses aussi pertinentes que soporifiques (c'est dire !) - j'ai eu la surprise de voir émerger à la surface des mots ce terme logiciel libre - ce qui n'est déjà pas si fréquent dans la littérature scientifique - accolé à celui d'artefact cognitif - ce qui est pour le coup carrément étrange. Pourquoi donc associer ces deux concepts, qui en apparence ne semblent pas jouer dans la même catégorie, en un même lieu et même endroit ? Un abyme d'incompréhension s'ouvrant à mes pieds, il m'a semblé urgent de mettre en attente mes incessantes affaires de thésard pour m'atteler immédiatement et intégralement à la résolution de cette énigme théorique.

Définir

En bon universitaire que je suis, le moins que je puisse faire pour commencer, c'est de définir. Logiciels libres, je connais, c'est peu ou prou mon environnement quotidien de travail. Artefacts cognitifs ? Si j'en crois Florence Millerand (2001), s'appuyant notamment sur les propos de Donald Norman (1993) :

« outil artificiel conçu pour conserver, exposer et traiter l'information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle »

Certes. Et... par exemple ?

« la carte géographique, le pense-bête fixé au mur »

D'accord. Je commence à comprendre...

« l'idée [...] consiste à envisager les objets techniques [...] comme partenaires dans l'activité cognitive de celui ou celle qui l'utilise. Ils peuvent ainsi être considérés comme des ressources permettant d'alléger les tâches cognitives d'attention, de raisonnement, de mémorisation, de planification, etc., chez l'usager dans la mesure où ils prennent en charge une partie de l'activité cognitive humaine »

Là. Je pense qu'on y est. Un artefact cognitif ne serait donc rien d'autre qu'un objet remplissant les fonctions d'assistant à la pensée.

Contextualiser

Pour voir émerger les connexions entre artefact cognitif et logiciel libre, il nous faire un petit détour par ce qu'on appelle dans le jargon la culture technique. Sans trop de difficultés, nous pouvons admettre pour qui utilise au quotidien un artefact cognitif la nécessité d'un apprentissage minimum de son mode d'emploi : utiliser une carte géographique nécessitera au moins de savoir lire une légende et interpréter une échelle ; de la même façon utiliser une application de courrier électronique requierra a minima une maitrise du clavier, de la souris et plus généralement d'un environnement logiciel. Il faut aussi prendre en compte sur cette question de l'apprentissage le fait que logiciels et d'interfaces tendent à être de plus en plus "intelligents". Ne serait-il pas vain d'apprendre à effectuer une suite d'opérations que la machine reproduira à notre place (de façon plus performante et plus efficace de surcroît) ?

Quel est alors le minimum d'apprentissage nécessaire, l'équilibre juste entre ce que je dois savoir faire et ce que la machine doit savoir faire ? Quel est le niveau suffisant de connaissance à acquérir pour un usage adéquat de l'objet technique ? Ou pour le dire encore autrement, le conducteur d'une voiture doit-il connaître les subtilités de la mécanique automobile pour arriver à bon port ? Ce débat n'est plus tout jeune, mais à peu près toujours autant d'actualité.

Globalement, comme nous le raconte Proulx (2002, p. 4) deux conceptions s'opposent :

  • dans les années 1980, l'« appropriation adéquate de la micro-informatique supposait la maîtrise d'un minimum de langage de programmation » ;
  • aujourd'hui, « un usager tout à fait en maîtrise de l'environnement logiciel pourrait faire l'économie de l'apprentissage de la programmation ».

Ramener cette opposition à une simple question d'époque, ce qui pourrait faire dire que l'évolution technologique explique cette différence de points de vue, serait une simplification grossière, et donc une erreur.

Argumenter

Il ne faut en effet pas omettre que ces automatismes et des interfaces dits "intelligents" ont une autre une caractéristique fondamentale : ils ont été massivement portés - ces dernières décennies - par la dynamique des logiciels propriétaires. Nombre d'artefacts cognitifs numériques prennent de fait aujourd'hui place dans des univers logiciels clos, où les possibilités d'adaptation et de personnalisation sont réduites.

Le mouvement de l'informatique libre se constitue en réaction à ce modèle. En revendiquant la disponibilité du code source, il prône un nouveau mode de production et d'échange du savoir, qui rapprocherait usager et concepteurs de façon à ce que ces deux figures finissent idéalement par se confondre. Cette réflexion autour de l'usage et de la conception de l'objet technique peut être vue comme une contribution au débat sur « l'auto-contrôle et la non-aliénation de l'agent humain dans l'environnement numérique » (p. 4). En référence à cela, on peut parler d'une "politisation des usages" :

« une orientation vers les manières par lesquelles l'usage de l'informatique peut participer à la constitution d'une « vie en commun » et en quoi cet usage d'objets techniques peut favoriser un meilleur contrôle de chaque individu sur sa propre vie. » (p. 5)

Revenons à la question du niveau d'apprentissage minimum nécessaire par le grand public :

« Quel niveau d'acquisition de culture technique serait-il nécessaire pour qu'un usager de type "grand public" puisse participer pleinement au mouvement du libre ? Les tenants du logiciel libre tiennent à ce que les usagers ordinaires s'approprient un minimum de connaissances informatiques pour jouir vraiment des retombées du mouvement. C'est ici que des difficultés peuvent surgir au niveau des finalités a priori inconciliables entre le mouvement du libre constitué d'informaticiens et les motivations des pratiquants ordinaires. Il apparaît en effet évident qu'une majorité d'usagers ordinaires ne désirent ni devenir concepteurs de logiciels ni acquérir de manière obligatoire des connaissances techniques dont ils pourraient faire par ailleurs l'économie en faisant usage de logiciels intelligents et performants. » (p.6)

Si l'auteur est pour sa part pessimiste quant à la réussite de l'informatique libre à intégrer en son sein le grand public, le logiciel libre est par contre convaincant pour ce qu'il apporte aux artefacts cognitifs. La disponibilité du code source permet en effet à chacun de disposer d'outils suffisamment souples qu'ils puissent être adaptés à des contraintes fonctionnelles comme à besoins cognitifs spécifiques.

Bonus

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Bien que nous ayons maintenant notre réponse à la question initiale - artefacts cognitifs et logiciels libres, quelles relations ? - il est intéressant de poursuivre un brin les propos de l'auteur.

Selon Proulx, l'opposition libre/propriétaire semblent progressivement s'effacer :

« la tendance aujourd'hui donnerait lieu à des croisements et hybridations entre les deux approches. Ainsi aujourd'hui, rien n'empêche un artefact cognitif d'offrir une interface programmable par l'usager (exemples : macro-commandes du logiciel Word ; programmation de l'environnement MacOS par Applescript). [...] De manière symétrique, on retrouve de nos jours dans l'environnement du libre, des interfaces possédant un premier niveau de fonctionnement convivial pour l'usager novice (exemples : KDE, Gnome), celui-là se superposant à d'autres niveaux plus avancés supposant une maîtrise de la programmation de la part de l'usager. » (p. 6)

Et fort de cette hybridation des genres, s'il fallait définir ce qui caractérise encore aujourd'hui le mouvement du libre, il s'agirait « peut-être [de] la problématique de la « transparence » suggérée par Lessig (1999) : les intelligences techniques inscrites dans les artefacts cognitifs peuvent-elles faire l'objet d'une critique conséquente de la part de leurs usagers ou de leurs collectifs d'usagers ? Où se situe la responsabilité éthique des concepteurs en regard des artefacts qu'ils ont créés ? ».

Les deux textes ayant servi à la rédaction de ce billet sont les suivants (dans l'ordre d'apparition) :

  • MILLERAND F. (2001), "Le courrier électronique : artefact cognitif et dispositif de communication", Actes du colloque La Communication Médiatisée par Ordinateur : un carrefour de problématiques, [disponible ici] ;
  • PROULX S. (2002), "Les formes d'appropriation d'une culture numérique comme enjeu d'une société du savoir", [disponible ici].

L'ouvrage dont il est fait référence à la fin du billet est le suivant :

  • LESSIG L. (1999), Code & Other Laws of Cyberspace, Basic Books, NY.

Illustrations (par ordre d'apparition) :

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