Le rêve de Staline ou le cauchemar de Stallman
Une petite mise à jour de la pensée de Stallman avec cette interview donnée par un confrère américain ?
On y retrouve certaines constantes pour lesquelles il se bat depuis près de trente ans (« la conscience du logiciel libre a été presque entièrement cachée sous le tapis par l’open source »). Mais il donne également son avis, souvent lapidaire, sur des sujets d’actualité comme l’essor de la téléphonie mobile, qualifiée de « rêve de Staline » (où même l’OS Android ne trouve pas grâce à ses yeux).
En toute logique, il ne possède pas de téléphone portable. « Les décisions que vous prenez dépendent de vos valeurs. Et la plupart des gens sont conduits à penser uniquement au prix et à la performance des logiciels, et non au fait de savoir s’ils respectent votre liberté. Les gens qui prennent des décisions sur ces valeurs ne feront jamais aucune concession pour obtenir un logiciel libre, alors que moi je suis prêt à travailler pendant des années et des années pour ne pas avoir de logiciels propriétaires sur mon ordinateur ».
Et vous ?
Et de conclure l’entretien par un message plus politique en référence aux mouvements sociaux du Wisconsin : « Les entreprises et les medias de masse ont, dans une large mesure, convaincu les Américains qu’ils n’ont pas de légitimité pour refuser le système économique, quels que soient les objectifs de ce système économique. Nous avons besoin d’un esprit de résistance en Amérique. Nous devons retrouver l’esprit de liberté avec lequel nous avons bâti les États-Unis. »
PS : Pour ceux qui désireraient mieux connaître le personnage nous rappelons l’existence de notre framabook sur Richard Stallman. Eyrolles vient de nous communiquer les ventes de l’année 2010 qui sont plus qu’encourageantes avec un total dépassant les 2 300 exemplaires.
Les téléphones mobiles sont le « rêve de Staline », selon le fondateur du mouvement du logiciel libre
Cell phones are ‘Stalin’s dream,’ says free software movement founder
Jon Brodkin - 14 mars 2011 - Network World
(Traduction Framalang : Étienne, Siltaar, Pandark, Lolo le 13, Goofy, Ypll, Yoann, Garburst)
Richard Stallman[1] : Les iPhones et autres Androids sont des traceurs à la Big Brother.
Près de trente ans après le début de sa croisade pour débarrasser le monde du logiciel propriétaire, Richard Stallman constate que les smartphones sont une nouvelle menace pour la liberté des utilisateurs.
« Je n’ai pas de téléphone portable. Je n’utiliserai pas de téléphone portable », déclare Stallman, fondateur du mouvement des logiciels libres et créateur du système d’exploitation GNU. « C’est le rêve de Staline. Les téléphones mobiles sont les outils de Big Brother. Je ne vais pas porter sur moi un traceur qui enregistre où je vais en permanence, ni un outil de surveillance qui autorise les écoutes. »
Stallman croit fermement que seul le logiciel libre (NdT: free software dans le texte) peut nous préserver de ces technologies de contrôle, qu’elles soient dans les téléphones portables, les PCs, les tablettes graphiques, ou tout autre appareil. Et par free il n’entend pas gratuit mais la possibilité d’utiliser, de modifier et distribuer le logiciel de quelque façon que ce soit.
Stallman a fondé le mouvement du logiciel libre entre le début et le milieu des années 80, avec le projet GNU et la Free Software Foundation, dont il est toujours le président.
Quand j’ai demandé à Stallman de lister quelques-uns des succès du mouvement du logiciel libre, le premier à être mentionné était Android mais pas la version de Google, non, une autre version du système d’exploitation mobile débarrassé de tout logiciel propriétaire (voir également Stallman soutient LibreOffice).
« Ce n’est que très récemment qu’il est devenu possible de faire fonctionner des téléphones portables largement répandus avec du logiciel libre », dit Stallman. « Il existe une version d’Android appelée Replicant qui peut faire fonctionner le HTC Dream sans logiciel propriétaire, à part aux États-Unis. Aux États-Unis, il a quelques semaines, il y avait encore un problème avec certaines bibliothèques, même si elles fonctionnaient en Europe. À l’heure qu’il est, peut-être cela fonctionne-t’il, peut-être pas. Je ne sais pas. »
Bien qu’Android soit distribué sous des licences libres, Stallman note que les constructeurs peuvent produire et livrer le matériel avec des exécutables non libres, que les utilisateurs ne peuvent pas remplacer « parce qu’il y a un élément dans le téléphone qui vérifie si le logiciel a été changé, et ne laissera pas des exécutables modifiés se lancer». Stallman appelle cela la Tivoisation, parce que TiVo utilise des logiciels libres tout en plaçant des restrictions matérielles qui l’empêchent d’être altéré. « Si le constructeur peut remplacer l’exécutable, mais que vous ne pouvez pas, alors le produit est dans une cage », dit-il.
En théorie, les téléphones qui n’utilisent que des logiciels libres peuvent être à l’abri des risques d’espionnage électronique. « Si vous n’avez que des logiciels libres, vous pouvez probablement vous en protéger, parce que c’est par les logiciels qu’on peut vous espionner », explique Stallman. Petit paradoxe au passage, Stallman répondait à mes questions sur un téléphone portable. Pas le sien, bien entendu, mais celui qu’il avait emprunté à un ami espagnol pour sa tournée de conférneces en Europe. Pendant les 38 minutes de notre échange, la connexion a été coupée cinq fois, y compris juste après un commentaire de Stallman sur l’espionnage électronique et les logiciels libres sur les téléphones. Nous avons essayé de nous reconnecter plusieurs heures plus tard mais il nous a été impossible de terminer l’interview par téléphone. Stallman a répondu au reste de mes questions par email.
Sacrifier le confort est une chose dont Stallman est familier. Il refuse d’utiliser Windows ou Mac, bien évidemment, mais même un logiciel tel qu’Ubuntu, peut-être le système d’exploitation le plus populaire basé sur GNU et le noyau Linux, ne satisfait pas ses critères de liberté. « Peu de monde est prêt à faire les mêmes sacrifices », reconnaît-il.
« Les décisions que vous prenez dépendent de vos valeurs », dit-il. « Et la plupart des gens sont conduits à penser uniquement au prix et à la performance des logiciels, et non au fait de savoir s’ils respectent votre liberté. Les gens qui prennent des décisions sur ces valeurs ne feront jamais aucune concession pour obtenir un logiciel libre, alors que moi je suis prêt à travailler pendant des années et des années pour ne pas avoir de logiciels propriétaires sur mon ordinateur ».
Stallman utilise un ordinateur portable Lemote Yeeloong faisant tourner gNewSense, une distribution GNU/Linux ne comportant que des logiciels libres.
« Il y a des choses que je ne peux pas faire. J’utilise actuellement un ordinateur assez lent, parce que c’est le seul portable avec un BIOS libre. gNewSense est la seule distribution entièrement libre qui tourne sur Lemote, qui est équipé d’un processeur de type MIPS » explique Stallman. Une autre distribution était fournie avec le Lemote, mais elle comprenait des logiciels non libres que Stallman a remplacés par gNewSense.
Stallman, 57 ans, a commencé à faire l’expérience du partage de logiciels à ses débuts au Laboratoire d’intelligence artificielle du MIT en 1971. Cette communauté de partage s’est dispersée au début des années 80 à peu près au moment où Digital Equipment Corp. a arrêté le serveur central sur lequel s’organisait la communauté. Stallman aurait pu rejoindre le monde des logiciels propriétaires s’il avait accepté de « signer des accords de confidentialité et promettre de ne pas aider mes camarades hackers », selon ses propres mots. Au lieu de cela, il a lancé le mouvement du logiciel libre.
Stallman est un personnage fascinant du monde de l’informatique, admiré par beaucoup et injurié par des entreprises comme Microsoft, qui voient en lui une menace pour les profits qu’ils peuvent tirer des logiciels.
Stallman n’a pas réussi à casser la domination de Microsoft/Apple sur le marché de l’ordinateur de bureau, sans parler de celle d’Apple sur les tablettes. Par contre, le mouvement du logiciel libre qu’il a créé a directement participé à la prolifération de serveurs sous Linux dans les data centers qui propulsent une grande partie d’Internet. Il y a peut-être là une ironie, Stallman ayant exprimé de la rancoeur au sujet de la reconnaissance acquise par le noyau Linux aux dépens de son système d’exploitation GNU.
Stallman se dit « plutôt » fier de cette multiplication des serveurs libres, « mais je suis plus inquiet de la taille du problème à corriger que du chemin que nous avons déjà accompli ».
Les logiciels libres dans les data centers, c’est bien, mais « dans le but d’apporter la liberté aux utilisateurs, leurs propres PC de bureau, portable et téléphone sont ce qui a le plus d’effet sur leur liberté ». On se soucie principalement de logiciel plutôt que de matériel, mais le mouvement insiste sur « du matériel avec des spécifications telles que l’on peut créer des logiciels libres qui le supporte totalement », insiste-t-il. « Il est outrageux de proposer du matériel à la vente et de refuser de dire à l’acheteur comment l’utiliser. Cela devrait être illégal ».
Avant d’accepter d’être interviewé par Network World, Stallman a exigé que l’article utilise sa terminologie de référence — par ex. « logiciel libre » à la place d’« open source » et « GNU/Linux » au lieu de juste « Linux ». Il a aussi demandé que l’interview soit enregistrée et que, si l’enregistrement était mis en ligne, il soit publié dans un format compatible avec le libre.
Il y a quatre libertés logicielles essentielles, expliquées par Stallman. « La liberté zéro est la liberté d’utiliser le programme comme bon vous semble. La liberté 1 est la liberté d’étudier le code source, et de le changer pour qu’il fonctionne comme vous le souhaitez. La liberté 2 est la liberté d’aider les autres ; c’est la liberté de réaliser et de distribuer des copies exactes quand vous le souhaitez. Enfin la liberté 3 est la liberté de contribuer à votre communauté, c’est la liberté de distribuer des copies de vos versions modifiées quand vous le souhaitez ».
Stallman a évoqué le terme « copyleft » pour désigner les licences qui garantissent que le code d’un logiciel libre ne peut pas être redistribué dans des produits propriétaires.
La clé de la philsophie de Stallman est la suivante : « Sans ces quatre libertés, le propriétaire contrôle le programme et le programme contrôle les utilisateurs », a-t-il affirmé. « Le programme se retrouve alors être un instrument de pouvoir injuste. Les utilisateurs méritent d’avoir la liberté de contrôler leur informatique. Un programme non libre est un système de pouvoir injuste et ne devrait pas exister. L’existence et l’usage de logiciels non libres est un problème sociétal. C’est un mal. Et notre but est un monde délivré de ce problème. »
Ce problème n’a pas été créé par une entreprise en particulier, mais Microsoft est d’habitude la plus critiquée par les gens comme Stallman.
« Ils continuent à nous considérer comme leurs ennemis », insiste Stallman. Il y a dix ans, dans une saillie restée célèbre, le PDG de Microsoft Steve Ballmer traitait Linux de « cancer ». Depuis Microsoft a baissé le ton en public, mais Stallman ne s’en laisse pas compter : « D’un certain côté ils ont appris à être un peu plus subtils mais leur but est de faire utiliser Windows et non un système d’exploitation libre ». Après cette phrase, notre appel téléphonique s’est une fois de plus interrompu.
À part Microsoft, Stallman épingle « Apple et Adobe, ainsi qu’Oracle et beaucoup d’autres qui font des logiciels propriétaires et contraignent les gens à les utiliser ».
Google « fait de bonnes choses et d’autres mauvaises » dit Stallman. « Il a mis à disposition des logiciels libres comme le codec WebM, et pousse YouTube à adopter son support. Toutefois, le nouveau projet Google Art ne peut être utilisé qu’à travers des logiciels propriétaires. »
Stallman est également en porte-à-faux avec ce qu’on appelle la communauté open source. Les partisans de l’open source sont issus du mouvement du logiciel libre, et la plupart des logiciels open source sont aussi des logiciels libres. Cependant, pour Stallman, ceux qui se disent partisans du logiciel libre ont tendance à considérer que l’accès au code source est simplement un avantage pratique, et ignorent les principes éthiques du logiciel libre. Diverses entreprises commerciales ont pris en route le train de l’open source sans adhérer aux principes auquel croit Stallman et qui devraient selon lui être au cœur du logiciel libre.
« je ne veux pas présenter les choses de façon manichéenne », déclare Stallman. « Il est certain que beaucoup de gens qui ont des points de vue open source ont contribué à des logiciels utiles qui sont libres, et il existe des entreprises qui ont jeté les bases de logiciels utiles qui sont libres aussi. C’est donc du bon travail. Mais en même temps, à un niveau plus fondamental, mettre l’accent sur l’open source détourne l’attention des gens de l’idée qu’ils méritent la liberté. »
L’une des cibles de Stallman est Linus Torvalds, le créateur du noyau Linux et l’une des personnalités les plus célèbres du monde du logiciel libre.
Stallman et son équipe ont travaillé sur le système d’exploitation GNU pendant la majeure partie des années 80, mais il manquait une pièce au puzzle : un noyau, qui puisse fournir les ressources matérielles aux logiciels qui tournent sur l’ordinateur. Ce vide a été comblé par Torvalds en 1991 quand il a mis Linux au point, un noyau analogue à Unix.
Les systèmes d’exploitation qui utilisent le noyau Linux sont couramment appelés « Linux » tout court, mais Stallman se bat depuis des années pour que les gens emploient plutôt l’appellation « GNU/Linux ».
Stallman « voudrait être sûr que GNU reçoive ce qu’il mérite » dit Miguel de Icaza de chez Novell, qui a créé le l’environnement libre GNOME, mais a été critiqué par Stallman pour ses partenariats avec Microsoft et la vente de logiciel propriétaire. « Quand Linux est sorti, Richard n’y a pas prêté sérieusement attention pendant quelque temps, et il a continué à travailler sur son propre noyau. C’est seulement lorsque Linux s’est trouvé sous les feux de la rampe qu’il a pensé que son projet n’était pas assez reconnu. » Le problème, c’est qu’à cette époque, est apparue à l’improviste une communauté qui n’était pas nécessairement dans la ligne GNU.
Le noyau GNU, appelé Hurd, est toujours « en développement actif », selon le site internet du projet.
La contribution de Torvalds au logiciel libre sera largement célébrée cette année à l’occasion des 20 ans du noyau Linux. Mais Stallman n’en sera pas l’une de ses majorettes, et pas seulement à cause de cette querelle sur le nom.
« Je n’ai pas d’admiration particulière pour quelqu’un qui déclare que la liberté n’est pas importante », explique Stallman. « Torvalds a rendu un bien mauvais service à la communauté en utilisant ouvertement un programme non libre pour assurer la maintenance de Linux (son noyau, qui est sa contribution majeure au système d’exploitation GNU/Linux). je l’ai critiqué sur ce point, et bien d’autres avec moi. Quand il a cessé de le faire, ce n’était pas par choix délibéré. Plus récemment, il vient de rejeter la version 3 de la licence GPL pour Linux parce qu’elle protège la liberté de l’utilisateur contre la Tivoisation. Son refus de la GPL v.3 est la raison pour laquelle la plupart des téléphones sous Android sont des prisons ».
Même Red Hat et Novell, largement reconnus comme soutiens du logiciel libre, ne reçoivent pas une franche approbation. « Red Hat soutient partiellement le logiciel libre. Novell beaucoup moins », dit-il, notant que Novell a un agrément de brevet avec Microsoft.
En dépit de son pessimisme apparent, Stallman voit quelques points positifs motivant sa quête de logiciel libre. Quand il n’est pas chez lui à Cambridge (Massachusetts), Stallman parcourt le monde pour y donner des conférences et participer à des débats sur le logiciel libre.
Avant de voyager vers l’Espagne, Stallman s’est arrêté à Londres pour faire une conférence (dans laquelle il a qualifié Windows de « malware ») et pour rencontrer quelques membres du Parlement afin de leur expliquer les principes du logiciel libre. Il reçoit souvent un meilleur accueil en Europe que chez lui.
« Aux États-Unis, la conscience du logiciel libre a été presque entièrement cachée sous le tapis par l’open source. Dès lors on ne trouve aucun responsable gouvernemental qui accepte de parler avec moi ».
Mais hors de l’Amérique du Nord, quelques gouvernements s’engagent dans le logiciel libre. « J’ai découvert hier, qu’en France, les organismes d’État continuent à migrer vers le logiciel libre », dit-il. « Il n’y a pas une politique systématique qui leur enjoint de le faire, mais ils le font de plus en plus. Et dans certains pays, par exemple en Équateur, il existe une politique explicite pour que les organismes gouvernementaux migrent vers le logiciel libre, et ceux qui veulent continuer à utiliser des logiciels non libres doivent demander une dérogation temporaire pour le faire. »
Bien que Stallman ne l’ait pas mentionné, le gouvernement russe exige aussi des organismes qu’ils remplacent les logiciels propriétaires par des alternatives libres d’ici 2015, afin d’améliorer à la fois l’économie et la sécurité, selon le Wall Street Journal.
Au-delà du logiciel libre, Stallman se consacre aux questions politiques, et tient un blog pour le journal Huffington Post. De fait, il voit peu de différences entre les entreprises qui maltraitent la liberté logicielle et les « gredins de Washington » qui sont les obligés des lobbys d’entreprises qui leur font des dons.
Dans les mouvements sociaux récents du Wisconsin, Stallman retrouve quelque chose de son propre état d’esprit. « Quelquefois, la liberté demande des sacrifices et la plupart des Américains n’ont pas la volonté de faire le moindre sacrifice pour leur liberté », dit-il. « Mais peut-être que les manifestants du Wisconsin commencent à changer cela ». Les entreprises et les medias de masse « ont, dans une large mesure, convaincu les Américains qu’ils n’ont pas de légitimité pour refuser le système économique, quels que soient les objectifs de ce système économique. Nous avons besoin d’un esprit de résistance en Amérique. Nous devons retrouver l’esprit de liberté avec lequel nous avons bâti les États-Unis. »