Lettre ouverte au Président élu de la République française
Bonjour M. le Président.
Au nom de l’équipe d’Hashtagueule, je tiens tout d’abord à vous adresser nos sincères félicitations (des félicitations républicaines, le terme étant très à la mode dans les médias aujourd’hui) pour votre victoire à l’élection du chef de l’État français. Nous sommes soulagés en premier lieu que la France n’ait pas cédé au désespoir qui semble s’emparer du monde entier, en donnant le pouvoir à un parti extrémiste dangereux, prompt à briser les alliances amicales entre les nations européennes et mondiales, alliances qui ont demandé tant d’efforts, de réflexions et de remises en questions, et qui sont, à mon sens, l’évolution naturelle dans le cadre de l’épopée de l’humanité vers le Bien. À titre personnel, je suis même plutôt satisfait du résultat de cette élection, qui a au moins le mérite d’ouvrir des possibilités que les précédents titulaires de la Présidence ne laissaient pas apercevoir. Sur un point de vue bassement terre-à-terre, l’élection d’un Président ayant moins de 15 ans de plus de moi me remplit d’espoir quant au minimum d’ouverture d’esprit de la société. Bon, je sais très bien qu’on ne peut pas juger quelqu’un sur son âge, pas de panique, bien que je sois une personne très faible en politique et diplomatie, je garde quand même un brin de lucidité.
J’admire également la manière dont vous ne cédez pas (au moins en apparence) au triomphalisme de bas étage et le sang-froid que vous témoignez. J’espère très sincèrement que cela va durer.
Le but de cette lettre ouverte n’est bien sûr pas uniquement de vous féliciter, sans quoi ce blog aurait plutôt un nom du style notice-me-president.fr et on aurait d’ailleurs bien du mal à éviter de rester politiquement neutre. Le but n’est pas non plus de vous ennuyer, c’est pourquoi je renonce à la langue formelle et imbitable afin de vous délivrer l’essentiel. Vous me paraissez être une personne capable de se remettre en question et d’écouter les arguments sensés. À ce titre nous aimerions que vous preniez conscience de nos espoirs et de nos craintes concernant notre domaine de prédilection qui est l’informatique.
Vous avez évoqué dans votre programme l’importance de la mise des administrations au numérique. En voilà une bonne nouvelle. Un bon moyen d’apporter de la sécurité au sein des institutions (pour peu que l’outil informatique soit correctement utilisé) et de l’emploi moderne. Et puis il y a un aspect écologique à ne pas négliger, même s’il n’est pas forcément aussi trivial qu’il n’y paraît. Mais attention, ce chemin, très bénéfique pour peu que l’on suive un minimum de précautions, peut très rapidement finir en eau de boudin dans le cas contraire.
Le bon chemin, à notre sens, est de favoriser et même d’imposer aux administrations publiques l’usage de logiciels libres. Afin que vous gardiez toute votre attention et votre ouverture d’esprit pour les raisons qui font que c’est une drôlement bonne idée, examinons de plus près les arguments avancés par les lobbyistes contre le logiciel libre.
Les mauvaises langues diront qu’on ne change pas une équipe qui gagne, et que l’administration a toujours tourné sur du logiciel privateur comme Microsoft Office, Windows, Oracle SQL, services Google, j’en passe et pas des moindres, et que ça a toujours très bien marché. Vous êtes désormais Président, vous devez donc être incollable dans le domaine de l’industrie, et vous n’ignorez donc pas le nombre de sociétés à croissance forte qui se spécialisent dans le logiciel libre. Il s’agit d’ailleurs d’un domaine dans lequel la France excelle, soit dit en passant. Ces sociétés qui ont le vent en poupe sont appelées des SS2L, sociétés de services en logiciel libre. Et croyez moi M. le Président, ça dépote grave. Vous avez donc des entreprises à la pelle, des entreprises européennes et françaises prêtes à fournir leur savoir-faire pour concevoir, déployer et maintenir des architectures libres, ainsi qu’à former le personnel pour qu’il soit autonome.
Les mauvaises langues répliqueront : oh là là, le coût de mise en place va être exorbitant. À ces personnes visiblement expertes en mauvaise foi, je ferai remarquer que les licences d’utilisation des logiciels privateurs ont elles-même un prix à tomber par terre, tout simplement parce que les sociétés qui les proposent ont le monopole sur le produit qu’elles vendent et qu’elles sont les seules aptes et autorisées à vendre du support. Le fonctionnement du logiciel libre est simple : vous avez liberté d’utiliser le logiciel gratuitement, vous avez le droit de l’entretenir et de le faire évoluer à votre convenance, et vous avez la liberté de distribuer votre version et tout le savoir-faire que vous y avez placé. Si vous avez recours à une SS2L afin de vous aider à utiliser vos logiciels libres, vous être libre à tout moment de prendre en charge la maintenance et l’infogérance du logiciel en interne ou encore de changer de SS2L. Ce mode de fonctionnement est beaucoup plus sain au niveau industriel, favorise la concurrence nécessaire à l’économie et est un gage de qualité.
Mais alors, rétorqueront les mauvaises langues, je préfère encore payer pour une société qui développe mes logiciels plutôt que de confier mon infrastructure à du travail « gratuit », car c’est bien connu, plus on y met d’argent, plus c’est efficace. Alors déjà, travailler dans le domaine du libre n’est pas du tout incompatible avec gagner de l’argent. Sinon les fameuses SS2L dont je vous parle tant n’existeraient pas. Comme je l’ai dit, ces entreprises vendent le savoir faire et non le logiciel en question. Les ingénieurs n’y inventent pas des technologies à partir de rien : ils font un énorme travail de « veille technologique » constant et rigoureux afin d’adapter leurs offres et d’en proposer de nouvelles. Et éventuellement, si la société en vient à modifier le code des logiciels libre qu’elle utilise, elle reverse les modifications à la communauté, elle y est tenu par la licence du logiciel libre. Le meilleur exemple de ce fonctionnement est la société américaine Red Hat qui vend la compilation de son propre système d’exploitation et qui reverse les modifications à la communauté, ce qui permet à n’importe qui ayant les compétences d’obtenir gratuitement le logiciel en question, pour peu qu’il puisse le maintenir lui-même. La mise à disposition des sources permet également à n’importe qui de vérifier le fonctionnement d’un logiciel et c’est grâce aux vérifications menées par la communauté qu’on peut s’assurer que le logiciel est de confiance. En comparaison, du côté des logiciels privateurs, absolument rien ne vous assure que le logiciel fait exactement ce qu’on lui demande et qu’on y a pas glissé une faille de sécurité, par incompétence ou par malice, vu qu’il n’y a qu’une seule société qui accède à la recette du logiciel.
Pour être sûr que vous me compreniez, M. le Président, je vais utiliser une analogie classique, et je vais vous demander de comparer un logiciel à un gâteau au chocolat. Cette analogie est parlante car elle tend à unifier le peuple Français, non, l’humanité entière, autour du fait que les gâteaux au chocolat c’est bougrement bon. Donc, imaginez qu’un pâtissier vende des gâteaux au chocolat. S’il ne donne pas la recette de son gâteau, il encourt plusieurs risques. D’une part, en théorie, il peut remplacer le chocolat par une matière marron beaucoup moins ragoutante et le vendre tel quel, le client n’y verra que du feu jusqu’à ce qu’il le mange, et ce sera trop tard. D’autre part, si le pâtissier fait faillite, plus personne ne sera en mesure de le remplacer, condamnant ainsi l’humanité à se passer de gâteau au chocolat, ce qui, vous en conviendrez, M. le Président, serait bien triste. Cependant, s’il partage la recette du gâteau au chocolat, certes il va devoir faire preuve d’esprit pratique pour gagner autant d’argent, car n’importe qui sera en mesure de devenir pâtissier et de se lancer dans le gâteau au chocolat. Cependant, à partir de ce moment là, le pâtissier vendra son talent et non pas un produit alimentaire, car aussi claire une recette de cuisine peut être, un gâteau au chocolat demande du talent et de l’amour : on a gagné ainsi un gage de qualité. S’il est inventif, il pourra également se distinguer sur des plus-values, par exemple proposer une jolie salle de restauration où les clients peuvent savourer leurs gâteaux au chocolat dans un décor détendu, avec des jolies plantes, et du smooth-jazz en musique de fond. Et en plus, désormais, n’importe quel pâtissier peut déployer son talent en proposant des versions altérées de la recette, disons en ajoutant de la crème de marron, ce qui est succulent à mon sens, mais peut déplaire à d’autres personnes, et on a donc une recette qu’il est très aisé d’adapter en fonction du client.
Passons désormais au reste des arguments. Adopter le libre, c’est refuser de s’enfermer dans un cercle vicieux mené par les sociétés privatrices. Par exemple, en utilisant Microsoft Office, on condamne non seulement l’utilisateur, mais également tous ses collaborateurs à utiliser Microsoft Office. En effet, le meilleur compère du logiciel privateur est le format fermé : le format des documents générés par un logiciel privateur a toutes les chances d’avoir des spécifications tenues secrètes, ce qui oblige chaque personne disposant d’un document privateur d’utiliser le logiciel privateur correspondant : c’est de l’esclavagisme numérique. À l’opposé, un format ouvert est un format dont les spécifications sont publiques : n’importe quel logiciel (en particulier un logiciel libre) sera en mesure d’implémenter la prise en charge de ce format. Les formats fermés sont donc un frein à la collaboration. Prenons un cas concret : supposons que pendant votre campagne, vous ayez mis en consultation votre programme en format Microsoft Word sur votre site internet. Surtout que votre programme, ce n’est pas la chose la plus légère informatiquement : il y a énormément d’images, de styles de texte différents, et globalement la mise en page a demandé beaucoup de travail et a utilisé beaucoup de spécificités. Il n’y a aucune chance que ce document ait pu être ouvert par autre chose que Microsoft Word. Du coup, les seules personnes à même de pouvoir lire votre programme auraient été les possesseurs de licences Microsoft, dont je ne fais pas partie. Vous conviendrez, M. le Président, que c’est un peu gênant pour se faire élire. Mais en réalité, votre programme a été exporté au format PDF, qui est un format ouvert : tout le monde disposant d’un ordinateur était en mesure de lire votre programme sans débourser un sou de plus. Vous voyez à quel point c’est important ?
Enfin, nous pensons que le logiciel libre devrait être surtout favorisé dans les systèmes éducatifs. À l’heure de la transition vers les métiers du futur, il est nécessaire de former nos enfants et étudiants à des technologies neutres et libres plutôt que de déjà les enfermer dans des technologies orientées par des entreprises qui ne sont motivées que par l’appât du gain plutôt que par le rayonnement de la connaissance et du savoir faire. Grâce au logiciel libre, les enfants peuvent être menés à s’interroger sur le fonctionnement des choses, et peuvent reprendre des mécanismes pour créer quelque chose d’encore plus grand, de totalement nouveau, et que peut-être personne n’aurait vu venir. Le logiciel libre est une source d’inspiration et d’innovation.
Ma longue tirade approche de sa fin, si vous m’avez lu jusque là, rassurez-vous, vous allez pouvoir retourner à vos occupations plus « présidentielles ». Je veux simplement attirer votre attention sur la surveillance de masse qui sévit actuellement en France, dans le cadre de ce que certains ont appelés « l’état d’urgence ». Nous avons bien connaissance des raisons qui motivent de tels dispositifs, et sans pour autant adhérer aux mesures effectives, nous les comprenons. Nous tenions juste à vous inciter à faire preuve d’une immense sagesse et de vous rappeler que la sécurité ne justifie pas la privation de liberté, sous peine de mettre la démocratie en danger, et nous ne vous cachons pas que nous avons conscience que la démocratie est depuis un certain temps en réel danger et nous nous faisons beaucoup de souci. Je suis sûr qu’en tant que Président du pays des libertés, vous saisissez complètement nos inquiétudes. Je ne vais pas m’étendre sur le sujet tout de suite, un seul sujet à la fois.
Sur ces paroles, nous nous permettons encore une fois de vous féliciter, et nous vous rappelons que, sur les points évoqués ici, vous avez le pouvoir de faire changer les choses et que nous comptons sur vous.
Amicalement,
Raspbeguy, pour l’équipe d’Hashtagueule.