Loi de finances 2016, la fin des logiciels libres de comptabilité et de gestion de caisses ?
Je suis très étonné du relatif silence dans lequel ce texte de loi est en train de passer. Il faut dire que les diversions sont légions. C’est Philippe Pary, porteur du projet de logiciel libre de caisse enregistreuse Pastèque qui a lancé l’alerte il y a déjà pas mal de semaines.
Celle-ci est bien arrivée aux concernés, certaines communautés comme celle de Dolibarr ont d’ailleurs travaillé sur le sujet pour au moins faire un état précis du problème et évaluer les solutions techniques et juridiques possibles. Mais l’absence de réaction sur la liste du PlossRA sur laquelle pourtant se trouve bons nombre d’intégrateurs d’ERP open source m’interpelle cependant.
Inaltérabilité
C’est l’article 38 du texte de projet de loi qui introduit cette notion :
[…]Lorsqu’elle enregistre les règlements de ses clients au moyen d’un logiciel de comptabilité ou de gestion ou d’un système de caisse, utiliser un logiciel ou un système satisfaisant à des conditions d’inaltérabilité, de sécurisation, de conservation et d’archivage des données en vue du contrôle de l’administration fiscale, attestées par un certificat délivré par un organisme accrédité dans les conditions prévues à l’article L. 115-28 du code de la consommation ou par une attestation individuelle de l’éditeur, conforme à un modèle fixé par l’administration.[…]Le fait, pour une personne assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée, de ne pas justifier, par la production de l’attestation ou du certificat prévu au 3° bis de l’article 286, que le ou les logiciels de comptabilité ou de gestion ou systèmes de caisse qu’elle détient satisfont aux conditions d’inaltérabilité, de sécurisation, de conservation et d’archivage des données prévues par ces mêmes dispositions est sanctionné par une amende de 5 000 € par logiciel de comptabilité ou de gestion ou système de caisse.[…]
Pour faire court, il faut une solution satisfaisant à ces conditions et si le commerçant n’a pas le petit papier c’est 5000€ par logiciel ou caisse. En gros tous les logiciels de gestion d’entreprises sont potentiellement impactés, propriétaires ou libres sans différence apparente.
Sauf que comme l’explique bien Philippe Pary dans un article présentant la problématique, cela revient à priver l’utilisateur de sa liberté N°3 octroyé par les logiciels libres : celle de modifier le programme. J’entends bien le contre-argument qui consiste à dire, que les entreprises ne modifient jamais elles-mêmes les logiciels, que cela ne changera donc rien…
Enfin si, car si vous installez un logiciel libre et que le client bidouille ou fait bidouiller le programme en question pour frauder et se fait pincer, vous êtes responsable aux yeux de la loi. N’oubliez pas que vous avez fourni le fameux papier qui atteste que le logiciel répond aux conditions d’inaltérabilité, de sécurisation, de conservation et d’archivage des données. Comment si ce n’est en « menottant techniquement » votre client pourrez-vous garantir cette inaltérabilité ?
Philippe Pary et Baptiste Carvello de l’April ont rédigé une proposition d’amendement au projet de loi qui a été transmise via le député du nord Bernard Roman. Aux dernières nouvelles, cet amendement ne sera même pas étudié…
Du souci pour rien ?
Je me demande souvent si je n’ai pas tendance à m’inquiéter pour rien. Les arguments existent :
- La mise en application est pour 2018, le gouvernement aura changé et peut-être détricoté ce qu’aura fait le précédent pour s’occuper ;
- Quid de toutes les sociétés qui font leurs factures sur Word ou Excel ?
- Quid des sociétés qui ont un logiciel en SAS hébergé a l’étranger comme Salesforce ?
- Quid des solutions SAS de facturation ?
- Quid des solutions internes de facturation ?
Pas mal de points et peut-être d’autres qui feront de ce texte, une couche supplémentaire et inapplicable dans les faits.
Il n’en demeure pas moins certain que le texte a été poussé par le lobby du logiciel propriétaire en vue d’évacuer le logiciel libre de ce segment du marché. Suite aux échanges de Philippe Pary avec des responsables du gouvernement, ce dernier réfléchit à la possibilité soit d’avoir une boîte noire, soit de devoir communiquer avec un tiers de confiance qui enregistrerait les données. Ce n’est pas gagné…
L’absence de comptabilité dans un ERP est souvent une raison pour laquelle certaines entreprises préfèrent se tourner vers autre une solution totalement intégrée. À l’avenir cet obstacle sera encore plus fort. D’ailleurs je pense que dés 2016, je serais confronté à la question par des prospects. Les éditeurs de solutions propriétaires vont s’empresser de communiquer sur cette nouvelle obligation légale. Je vous laisse imaginer le discours…
Certes près de 90% des entreprises de 1 à 49 salariés feraient appel à un expert-comptable selon l’Observatoire de l’Ordre des Experts comptables. Ce qui laisse un marché pour des ERP open source dépourvu de « vraie » comptabilité. Les utilisateurs se contentent au mieux de générer des exports pour les cabinets comptables disposant eux de logiciels « certifiés ». Par contre pour Philippe et ces caisses, c’est la fin du projet…
À l’heure où Dolibarr lance sa campagne de financement pour son module de comptabilité avancée, ce texte vient montrer encore une fois que le combat pour le logiciel libre est loin d’être gagné. Ces détracteurs, mieux organisés et donc dotés de moyens bien supérieurs n’ont pas fini de mettre des obstacles à son adoption.
Relativisons, rien n’est perdu, mais c’est loin d’être gagné
Réagir à cet article
Article original écrit par Philippe Scoffoni le 10/12/2015. | Lien direct vers cet article
Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons BY à l'exception des images qui l'illustrent (celles-ci demeurent placées sous leur mention légale d'origine).