Logiciel libre, remédiation ou innovation ?
L’innovation est-elle dans les gènes du logiciel libre ou ce dernier n’est-il qu’un outil de remédiation.
Commençons par définir ces deux termes :
Innovation : Apporter un changement radical dans un système, dans une collectivité, dans une façon de procéder.
Remédiation : Dans le cadre de l’école, soutien apporté aux élèves qui ont du mal à acquérir les fondamentaux (lecture, écriture, calcul).
Concernant ce dernier terme et le contexte dans lequel je l’utilise, il est question de pallier l’absence d’une alternative sous licence libre à un logiciel sous licence propriétaire.
Dans laquelle de ces positions, 30 ans après son lancement, se situe le logiciel libre ? Si on regarde le logiciel libre par le prisme du monde non marchand, je dirais que nous sommes dans la grande majorité des cas en remédiation. Bien sûr il y a eu des innovations apportées par le logiciel libre et leur prise en main par des entreprises les a bien souvent transformés en innovation. De plus ce n’est pas l’outil qui est innovant, mais l’usage que l’on en fait.
Quand je lis l’article de Cep, Ça ou rien ? Ça et rien ?, je suis déçu par cette forme de résignation. Pourquoi rien ? Pourquoi le logiciel libre non marchand ne serait pas capable d’innovation ? Pour innover, il faut de l’argent certes et le monde non marchand en est généralement dépourvu. Enfin pas tous, suivez mon regard, Mozilla a de l’argent et bien suffisamment pour mettre en place les rouages de l’innovation.
Mais voilà, Mozilla fait dans la remédiation désormais, un système d’exploitation pour mobile… Les techniciens m’étriperont et diront que FirefoxOS est une innovation majeure. Techniquement pourquoi pas, je peux l’admettre. En terme d’usage c’est pour l’instant un copier/coller de ce qui existe déjà, nulle innovation.
Pourtant, innovation, il y a eu. Firefox à ces débuts était innovant, car il permettait à l’utilisateur de facilement étendre les fonctionnalités de son navigateur. Chose dont Internet Explorer était incapable simplement. Couplé à une plus grande sécurité, la mayonnaise a pris. Aujourd’hui, elle retombe. Mais peut-être la version 34 et son module de tchat vidéo apportera-t-il ce petit plus, cette petite innovation d’usage (l’intégration de la communication voix et vidéo dans une navigateur) qui rendra Firefox à nouveau attrayant. Après tout les navigateurs web sont désormais au centre de nos usages.
Un autre exemple qui me semble parlant : Diaspora*. Innovant ? En matière d’usages non. Rien que je ne puisse déjà faire depuis des années. Finissons avec « the last but not the least », Framasoft et son opération de « dégooglisation » (décidément quel horrible terme d’un point de vue communication, mais bon pas mieux…). Voilà bien ce que je qualifie de remédiation.
Pourtant j’applaudis et continuerais d’applaudir des deux mains ces initiatives. Elles sont de fait nécessaires, indispensables, mais pas suffisantes. Le logiciel libre non marchand a besoin d’innover. Et c’est bien là que le bât blesse et probablement une des raisons qui rend aujourd’hui l’actualité du logiciel libre (non marchand, j’insiste encore) si plate. Les combats actuels visent juste à essayer de « refaire pareil », car sinon c’est ça et/ou rien pour la communauté du libre.
Dans le monde du logiciel libre marchand, tout est différent, les moyens existent, l’innovation avec des logiciels (pas toujours totalement libre) existe. Il suffit de regarder ce que le projet Docker est devenu en l’espace de quelques mois, après avoir végété en France pendant plus de trois ans. Mais ceci est un autre débat Inconvénient, le résultat conduit souvent à l’apparition de « briques » dont l’utilisation impose des prestataires et donc indirectement réduit « le droit d’utiliser » ou les embarque dans des services aux finalités incertaines.
Alors, vous allez me dire, ben vas-y toi propose, puisque ça a l’air facile !
Comme je l’ai dit, innover, ce sont des rouages, qui bien souvent imposent l’implication de compétences hétérogènes. Il ne faut pas que des développeurs, ils sont nécessaires, indispensables, mais pas suffisants. Il faut des utilisateurs. Je l’ai déjà écrit maintes fois, le logiciel libre non marchand ne s’en sortira qu’en impliquant pleinement les utilisateurs. C’est avec eux qu’il faut travailler pour voir émerger des innovations potentielles. Les services innovants du numérique qui aujourd’hui renversent des pans entiers de notre économie sont rarement issus de développeurs. Elles partent d’un constat d’utilisateur, d’un problème d’utilisateur.
Le logiciel propriétaire n’a au fond jamais été le problème de l’utilisateur. Il n’en perçoit les défauts que de façon lointaine. Alors, le monde du logiciel libre non-marchand devrait commencer par sortir la tête du guidon de la remédiation et regarder autour de lui son monde, sortir de l’entre-soi comme l’écrit Grand Maître C plus que jamais en forme. Les utilisateurs attendent qu’on leur propose des choses différentes, nouvelles pour s’en saisir. Et quand ils ont trouvé la perle rare, aucune résistance au changement, ergonomie douteuse ou difficulté de prise en main, ne viendra leur barrer la route.
Des propositions ? Vous savez très bien que je défends celles de Meza|Lab (1), car il s’agit d’usages avant tout, portés par des logiciels libres. Difficile à comprendre ? Sûrement, car tout est différent et nouveau : les usages, le modèle économique, la démarche et surtout c’est conçu par des non « free software native ». Je n’en suis pas un non plus. Je suis venu au libre tardivement et c’est probablement ce qui me fait voir les choses différemment.
Une conclusion ? Il n’y en a pas vraiment. Le logiciel n’est qu’un outil et c’est ce que l’on en fait qui lui donne sa finalité. Alors les logiciels libres sont tout autant capables d’innovation que de remédiation. C’est juste une question d’orientation et de choix. Si les acteurs du logiciel libre non marchand veulent reprendre la main, c’est d’innovations dont ils ont besoin. Debian, LibreOffice, Mozilla doivent innover. Car seule une rupture d’usage peut provoquer l’adoption massive de l’outil : le logiciel libre. Nous aurons ensuite le temps de parler de « liberté » . Sinon c’est laisser la place aux prédateurs marchands de notre époque dont les objectifs premiers sont tout, sauf rendre le contrôle à l’utilisateur de son informatique.
Point important, il y a des entrepreneurs du logiciel libre qui cherchent à innover dans l’intérêt de l’utilisateur final. Je ne suis pas victime du syndrome du « méchant » monde marchand. J’en fais partie et il peut même être un partenaire pertinent pour le monde non marchand pour autant que l’on prenne garde à ne pas mélanger les genres.
Cet article est un « jeté » de pensées plus ou moins structurées dont l’unique prétention est d’essayer de me permettre d’y voir un peu plus clair. Vos contributions sereines seront les bienvenus comme toujours.
(1) Oui c’est un lien vers Twitter, mais ce sont des utilisateurs qui auraient besoin d’un tech pour mettre à jour le site Drupal fermé pour case de faille de sécurité… A votre bon cœur !
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Article original écrit par Philippe Scoffoni le 28/11/2014. | Lien direct vers cet article
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