L'affaire des DRM et de Mozilla : quelles responsabilités ?

Panneau de signalisation routière : danger aveugles

Ah, « l'affaire Mozilla et les DRM » : j'en ai même fait un poème ! (bon, LTP m'a dit, l'air navré pour moi, qu'il espérait que ça ne m'avait pas pris trop de temps, mais, heureusement, iGor m'a envoyé un petit message d'encouragement :)

À l'instar de Cyrille Borne qui tente, dans son dernier billet, de comprendre où ça a merdé plutôt que de jeter des pierres à l'aveuglette, je vais tenter une analyse de la situation, d'établir les responsabilités et de proposer des pistes d'action.

* * *

Un peu comme Marcel Gauchet posait la question, dans « La Démocratie contre elle-même », de savoir si la démocratie pourra survivre à son triomphe [1], il faut se demander si Mozilla peut survivre à son succès.

Le problème que Mozilla a réglé

Comme je l'évoquais dans un précédent billet, la guerre des navigateurs a connu différentes batailles :

Avant Mozilla Firefox

La première bataille laisse Microsoft sans véritable concurrent : il aura suffit à Microsoft d'intégrer Internet Explorer à Windows pour étendre mécaniquement le monopole qu'il détenait déjà sur le marché des systèmes d'exploitation au marché des navigateurs Web.

Les méthodes commerciales déloyales et abusives de Microsoft ont permis d'étouffer toute concurrence commerciale de deux façons : assis sur un formidable trésor de guerre, Microsoft pouvait se permettre de vendre son produit à perte (en fournissant gratuitement son navigateur) ; bénéficiant d'une situation de quasi-monopole sur les systèmes d'exploitation, Microsoft pouvait imposer en bundle son produit à une clientèle captive (en incorporant son navigateur au système d'exploitation).

Ayant étouffé toute concurrence (bye bye Netscape), Microsoft décida alors simplement de dissoudre l'équipe de développement d'Internet Explorer à peine la version 6 sortie.

Comme résultat, Internet Explorer, mais surtout le Web, ne connut plus aucune évolution pendant cinq ans.

Arrive Mozilla Firefox

Débarque alors un petit nouveau : Firefox, développé par une association à but non lucratif : Mozilla.

Les parts de marché grappillées par Firefox obligèrent Microsoft à reprendre le développement d'Internet Explorer. Surtout, la réintroduction d'une diversité significative de navigateurs obligea les développeurs Web à arrêter de développer exclusivement pour Internet Explorer 6 et à prendre en compte les standards du Web tels que définis par le W3C et sur lesquels s'appuyait Firefox.

Ce changement de paradigme côté développeurs, réalisé sous la pression exercée par le succès inattendu de Firefox, permit de conforter certains acteurs (tels Apple Safari et Opera qui luttaient jusque là pour afficher tant bien que mal des pages conçues pour Internet Explorer 6) et d'en faire émerger d'autres (Google Chrome fin 2008).

Ce fut la deuxième bataille (remportée par Mozilla Firefox au bénéfice des standards du Web et de l’interopérabilité) et, contrairement à la première (remportée par Microsoft à son bénéfice exclusif), le Web sortit grandi de celle-ci : un consensus se forma entre les acteurs pour développer des standards communs tandis que la concurrence profitait à l’utilisateur.

Plus tard, en 2010, l'Union européenne imposa à Microsoft de modifier les versions de Windows commercialisées en Europe afin d'offrir à l'utilisateur le choix du navigateur au démarrage.

Le problème qui se pose dorénavant

Mozilla a volontairement ouvert le jeu, permettant à une diversité de navigateurs de co-exister. Cette situation aurait pu conduire à une concurrence vertueuse, profitant à l'utilisateur dont le poids relatif se serait trouvé renforcé.

Malheureusement c'était sans compter, à nouveau, sur les pratiques abusives et déloyales de certains acteurs dont la puissance économique pervertit le jeu de la concurrence.

C'est dorénavant Google qui utilise son trésor de guerre et impose en bundle son produit à une clientèle captive !

Comme le note très bien Cyrille dans son dernier billet, Google Chrome s'installe automatiquement lorsque l'utilisateur installe Google Earth.

Pour être complet, il faudrait aussi évoquer la publicité faite pour Google Chrome sur le moteur de recherche de Google, et sans doute un peu partout sur la Toile puisque Google est la régie publicitaire principale du Web (pratique !).

Même en dehors de son propre réseau de produits et services déjà tentaculaire, la rente financière que procure à Google sa situation dominante sur le marché de la publicité en ligne lui permet de financer allégrement aussi bien des bundles logiciels auprès d'éditeurs tiers (installez l'antivirus gratuit Avast pour constater le même phénomène qu'avec Google Earth...) et de fabricants de PC (je me demande d'ailleurs s'il existe quelque part une liste des bundles logiciels ou matériels incluant Google Chrome ? Ça serait diablement intéressant à lire !) que des campagnes de publicité à grande échelle en dehors du Web, notamment par voie d'affichage et télévisuelle.

Bref, Mozilla a ouvert le jeu... à un nouveau prédateur surdimensionné. Pire : à la différence de Microsoft qui ne voulait pas entendre parler du Web et a pu laisser péricliter un Internet Explorer en position dominante, le terrain de jeu de Google est le Web, de sorte qu'il ne faut pas espérer qu'il diminue ses investissements dans Chrome et laisse une quelconque chance à un autre acteur de le rattraper.

Ce rapide tableau dressé, quelles sont les options de Mozilla dans la bataille actuelle ?

L'affaire des DRM dans HTML5

Deux questions : quels étaient les choix de Mozilla ? Que pouvons-nous faire ?

Qu'est-ce que Mozilla pouvait faire ?

Mozilla avance que le refus d'intégrer le DRM HTML5 aurait conduit à marginaliser Firefox. Si l'on admet ce postulat, le dilemme était : Mozilla doit-il se saborder ou intégrer le DRM HTML5 ?

Deux exemples me viennent en tête dans la récente affaire PRISM :

  • Edward Snowden a dû tout abandonner et risquer la sécurité de ses proches pour alerter le monde des dérives totalitaires en cours.
  • Lavabit a préféré arrêter ses activités plutôt que de se soumettre à un mandat de recherche du gouvernement des États-Unis, son dirigeant refusant d’être complice d’un crime contre le peuple américain.

Peut-être que, si Mozilla avait accepté de tout perdre comme Snowden ou Lavabit, cela aurait pu initier un changement ?

Tandis que là, il n’y a apparemment pas de problème avec les DRM puisque tous les navigateurs populaires les embrassent, même celui d’une organisation sans but lucratif ! Bref, le message envoyé aux responsables politiques est : « pas de problème politique avec ça, question suivante ».

Mozilla n’a pas pris le chemin de Snowden ou Lavabit (mais qui peut le lui reprocher, qui peut imposer à quelqu’un d'autre son sacrifice ?) et a considéré qu’il pourrait continuer d’influer à d’autres niveaux.

Mais cela veut dire de facto « à un niveau où il pourra former des alliances » (puisqu'il ne peut dorénavant, seul, faire pencher la balance). Comme c'est le cas de l'alliance qu'il forme actuellement avec Google pour faire évoluer la plateforme Web malgré l’inertie d’Apple qui, avec son juteux système d’applications natives, n’est pas pressé d’être concurrencé par des applications universelles (Safari est devenu le nouvel IE6).

Bref, sauf peut-être à se sacrifier, Mozilla ne peut rien tout seul. En revanche il peut (peut-être) faire des choses en formant des alliances de circonstance... Mais est-ce vraiment le cas ?

Dans l'exemple précédent d'alliance avec Google, ce dernier a t-il besoin de Mozilla ? Mozilla peut-il vraiment lui faire faire ce qu’il n’a pas déjà décidé ? Autrement dit, la plateforme Web évoluerait-elle finalement moins sans Mozilla ? On en revient à la question de l'influence de Mozilla : s'il n'en a pas eu présentement, les possibilités d'influer à l'avenir paraissent faibles pour ne pas dire nulles, même en formant des alliances : avec un acteur largement dominant, les possibilités d'alliance sont de fait limitées.

Au final il apparaît que, hors sacrifice ultime (Snowden, Lavabit…), Mozilla ne sert peut-être à rien (ou presque) sans parts de marché significatives, spécialement dans cette configuration où un acteur est ultra dominant.

Que peut-on faire ?

Nous voulons que ça change ? Aidons Mozilla à prendre des parts de marché. Si possible à Google, d'ailleurs, ça sera deux fois plus efficace puisqu'il est l'acteur dominant. Nous pouvons le faire avec nos petites mains, par le bouche à oreille, etc.

La réponse devrait toutefois être principalement politique, à mon sens : il y a clairement des pratiques commerciales abusives de la part de Google (le jeu des installations parasites, l'abus de position dominante sur le marché de la publicité en ligne et des moteurs de recherche). Notamment, une loi imposant que l’option d'installation de logiciels et fonctions non demandés soit décochée par défaut semble légitime. Que font les politiques ? Que faisons-nous pour les faire bouger ?

(Lire la deuxième partie de cette analyse : Comment réaliser l'acte 2 du projet Mozilla : l'épineuse question du financement)



[1] En substance : la démocratie produit de l'individualisme, mais elle a besoin du collectif pour se régénérer.

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