Le Royaume-Uni traite les journalistes comme des terroristes, croyez-moi, je le sais

« Sarah Harrison est une journaliste britannique et chercheur en droit qui travaille avec l’équipe de défense juridique de WikiLeaks. Elle a aidé le lanceur d’alerte Edward Snowden à obtenir l’asile, suite à ses révélations, en 2013, sur plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britannique. »

Voici ce qu’on peut lire sur sa fiche Wikipédia et qui justifie aux yeux du gouvernement de son pays qu’on la considère plus comme une terroriste que comme une journaliste[1].

Un témoignage accablant.


Sarah Harrison


Le Royaume-Uni traite les journalistes comme des terroristes – croyez-moi, je le sais

Britain is treating journalists as terrorists – believe me, I know

Sarah Harrison - 14 mars 2014 - The Guardian
(Traduction : loicwood, MrTino, Kcchouette, Romane, r0u, lumi, aKa + anonymes)

Mes liens avec WikiLeaks et Edward Snowden signifient que je suis considérée comme une menace et que je ne peux pas revenir au Royaume-Uni. Nous avons besoin d’une feuille de route pour la liberté d’expression.

La liberté d’expression et la liberté de la presse sont attaquées au Royaume-Uni. Je ne peux pas revenir en Angleterre, mon pays, à cause de mon travail journalistique avec Wikileaks et le lanceur d’alerte de la NSA, Edward Snowden. Il y a des choses que je pense même ne pas pouvoir écrire. Par exemple, si je déclarais que j’espère que mon travail à WikiLeaks puisse changer les comportements du gouvernement, ce travail journalistique serait considéré comme un crime selon le « UK Terrorism Act » (NdT : Loi contre le terrorisme au Royaume-Uni) datant de 2000.

Cette loi définit le terrorisme comme « tout acte ou menace d’action ayant pour but d’influencer le gouvernement ou une organisation gouvernementale internationale » ou « conçue dans le but de faire prospérer une cause politique, religieuse, raciale ou idéologique » ou « conçue pour interférer ou perturber un système électronique ». Par ailleurs, la loi indique que « gouvernement » signifie le gouvernement de n’importe quel pays­ – y compris les États-Unis. Le Royaume-Uni a utilisé cette loi afin d’ouvrir une enquête pour terrorisme contre Snowden et les journalistes qui ont coopéré avec lui, et ont utilisé ce prétexte pour entrer dans les bureaux du Guardian et demander la destruction de leurs disques durs relatifs à Snowden. Ce pays est en train de devenir un pays qui ne différencie plus les terroristes des journalistes.

Le jugement récent de l’affaire Miranda le démontre. David Miranda assistait le journaliste Glenn Greenwald et transitait par l’aéroport d’Heathrow l’été dernier, en possession des documents du journaliste, quand il fut arrêtéen vertu de l’article 7 de la loi contre le terrorisme. L’article 7 permet aux autorités d’arrêter une personne dans tous les ports, aéroports et gares du Royaume-Uni, de la détenir jusqu’à neuf heures, et n’accorde aucun droit à garder le silence. Cette loi vous oblige à répondre aux questions et à fournir tous les documents que vous possédez, et c’est ainsi que Miranda a été forcé de remettre ses documents relatifs à l’affaire Snowden. Par la suite, Miranda a intenté un procès contre le gouvernement britannique sur la légalité de sa détention, afin de démontrer que cette loi bafouait son droit de faire son travail de journaliste librement. La cour a outrageusement utilisé une question de transparence politique pour ignorer la liberté d’expression telle que définie par la Convention européenne des droits de l’homme.

Si le Royaume-Uni se met à enquêter sur nous, les journalistes, pour terrorisme en prenant et en détruisant nos documents, en nous forçant à donner nos mots de passe et à répondre aux questions – comment être sûrs de pouvoir protéger nos sources ? Mais comme il y a désormais un précédent, aucun journaliste ne peut être certain que s’il sort, entre ou transite par le Royaume-Uni, cela ne peut lui arriver. Mes avocats m’ont conseillé de ne pas rentrer chez moi.

L’avocate américaine de Snowden, Jesselyn Radack, fut questionnée à propos de Julian Assange et de son client lors de son récent passage au Royaume-Uni. Je suis fortement liée à ces deux hommes : je travaille pour l’un, et j’ai aidé et protégé l’autre pendant quatre mois. En outre, si l’article 7 est utilisé pour m’arrêter dès que je débarque au pays, je ne pourrais pas répondre à de telles questions ou renoncer à quoi que ce soit, car ce serait un risque pour le travail journalistique de WikiLeaks, pour nos collaborateurs et nos sources. Comme je n’ai pas le droit au silence d’après cet article, je commettrais un crime aux yeux du gouvernement. Une condamnation pour « terrorisme » aurait de sévères conséquences pour ma liberté de circulation à travers les frontières internationales.

L’article 7 ne concerne pas vraiment la capture de terroristes, de part la façon même dont il a été rédigé. Le jugement de l’affaire Miranda établit qu’il a dans ce cas « constitué une interférence indirecte avec la liberté de la presse » et est certes « en mesure, selon le contexte, d’être déployé pour interférer avec la liberté journalistique ». Les forces de l’ordre peuvent détenir quelqu’un non pas parce qu’elles le suspectent d’être impliqué dans des activités terroristes, mais pour voir « si quelqu’un semble » – même indirectement – « faciliter » le terrorisme, tel qu’il est bizarrement défini par cette loi.

Le juge Ouseley, qui a également présidé l’affaire d’extradition d’Assange, a déclaré dans son jugement qu’un officier peut agir sur la base « d’un simple pressentiment ou d’une intuition ». Il est donc maintenant décrété par nos tribunaux qu’il est acceptable d’interférer sur la liberté de la presse, sur la base d’une intuition – tout cela au nom de la « sécurité nationale ». Aujourd’hui, au lieu d’« assurer la stabilité d’une nation pour son peuple », la sécurité nationale utilise ces lois pour justifier leurs propres infractions, que ce soit pour envahir un autre pays ou espionner leurs propres citoyens. Cette loi – c’est maintenant clair comme du cristal – est consciencieusement et stratégiquement mise en oeuvre pour menacer les journalistes. Elle est devenu un moyen pour sécuriser l’opacité derrière laquelle notre gouvernement peut construire un tout nouveau Big Brother du 21ème siècle.

Cette érosion des droits humains fondamentaux présente de dangereux risques de dérive. Si le gouvernement peut se permettre de nous espionner – pas seulement en collusion avec, mais aux ordres, des États-Unis – alors quels contrôles et contrepoids nous sont laissés ? Peu de nos représentants font quoi que ce soit à l’encontre de cette restriction abusive pour les libertés de la presse. La députée des verts Caroline Lucas a déposé une « Early Day Motion » (NdT : pratique parlementaire britannique consistant à déposer une motion à la Chambre des Communes afin de sensibiliser les députés sur un sujet particulier) le 29 janvier, mais seuls 18 députés l’ont signée jusqu’à présent.

Depuis mon refuge à Berlin, toute cette affaire à des relents d’adoption du passé allemand, plutôt que son futur. Je me suis demandé dans quelle mesure l’histoire britannique aurait été plus pauvre si le gouvernement de l’époque avait eu un tel instrument abusif à sa disposition. Que serait-il arrivé à toutes ces campagnes publiques menées afin d’« influencer le gouvernement » ? Je peux voir les suffragettes qui se battaient pour leur droit de vote être menacées d’inaction, les marcheurs de Jarrow être qualifiés de terroristes et Dickens être enfermé à la prison de Newgate.

Dans leur volonté de piétiner nos traditions, les autorités britanniques et les agences d’État sont saisies par un extrémisme qui est très dangereux pour la vie publique anglaise tout comme la (réelle ou imaginaire) lutte contre le terrorisme. Comme le souligne Ouseley, le journalisme au Royaume-Uni ne possède pas de « statut constitutionnel ». Mais il n’y a aucun doute que ce pays a besoin d’une feuille de route pour la liberté d’expression pour les années à venir. La population anglaise doit se battre pour montrer au gouvernement que nous préserverons nos droits et nos libertés, quelles que soient les mesures coercitives et les menaces qu’il nous lance.

Notes

[1] On notera que même Paris Match en a parlé : Elle a aidé Snowden, Sarah Harrison contrainte à l’exil.

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