Prenez garde aux tabloïdes de l'open-source
En tant que contributeur à divers logiciels libres, j’en ai marre de voir comment ils sont traités dans la « presse » en ligne. J’ai procrastiné un mois sur la publication de ce billet: le rédiger me prend déjà toute ma motivation pour combattre le sentiment de DonQuichottude par rapport au phénomène, surtout lorsque je crains d’être fustigé pour ce qui pourrait être perçu comme une attaque personnelle envers les sites de nouvelles que je vais citer plus bas.
Au-delà de l’Internet
Pour commencer, je n’ai jamais eu confiance envers le pouvoir médiatique. De ce que j’avais pu conclure du visionnement de Manufacturing Consent: Noam Chomsky and the Media, ainsi que mes réflexions dans mon parcours scolaire, j’étais à la base vacciné. Le tout m’a été confirmé comme étant un phénomène bien réel au printemps 2011, lorsque j’ai vu des choses capitales être sciemment auto-censurées par Radio-Canada et toute la presse francophone québécoise. Par son écrasant pouvoir, le système médiatique a alors réussi à renverser le gouvernement en place, sur une histoire que les journalistes savaient fausse (« mais on s’en fout, ça fait notre affaire, si je vais à contre-courant je vais me faire crucifier sur place de toutes façons »).
Tout ça pour dire que je prends tout ce qu’on me dit avec une grande dose de scepticisme et de questionnement. Ce qui compte n’est pas ce qu’on me dit, mais comment on me le dit ou ce qu’on ne me dit pas. Assez contextualisé maintenant, amorçons le sujet du jour.
Les tabloïdes du libre
Je croise parfois des gens qui jurent par certains sites de nouvelles pourtant reconnus parmi les cercles des « faiseurs » (de logiciels) comme étant des tabloïdes, c’est-à-dire de « presse à sensation », de la presse boulevardière, de la fiction pulpeuse. Étant donné l’immense pouvoir d’influence que détiennent ces sites, leur rôle semble donc osciller entre « alliés » et « épines dans le pied ».
Avec une déconcertante régularité ils se fourvoient, créent de fausses rumeurs, discréditent certains projets libres et font l’éloge de certains logiciels propriétaires (tant qu’ils sont excitants et « shiny »).
Je cite ici les principaux coupables que j’observe régulièrement:
- Phoronix
- OMG! Ubuntu
- Slashdot, dépendamment du moment et des commentateurs. Je lis Slashdot (seulement la catégorie Linux) principalement pour les commentaires parfois hilarants et souvent déprimants. Au final, la majorité des nouvelles « à sensation » ou visant à créer la controverse… émanent de Phoronix, qui les poste sur Slashdot pour avoir du traffic.
Il y en a sûrement plein d’autres dont vous pourrez me faire mention, mais pour l’instant j’aimerais simplement donner ceux-là en exemple.
Phoronix: le site où M. Larabel poste en moyenne 8 à 12 articles par jour (!), typiquement en s’auto-spammant de liens vers ses propres articles et en soumettant chaque controverse à Slashdot pour le plaisir des barbus qui ont une dent contre projet XYZ, la Free Software Foundation ou autre.
On me dira que l’intérêt principal de Phoronix, c’est ses bancs d’essais de matériel. En théorie, c’est effectivement intéressant d’avoir un site centré sur le matériel pour Linux. En pratique, cependant:
- Habituellement, les résultats annoncés sont statistiquement non significatifs. Dans à peu près tous les articles par exemple, vous verrez une ou deux images par seconde de différence (sur un total de 30, 50, 100 images par seconde) pour un test graphique XYZ entre deux distributions, ou encore une demie seconde de gain de vitesse de compression d’un fichier d’archive qui prend trois minutes à décompresser… bref, des nombres et des graphes vides de sens dans le « monde réel », qui permettent toutefois de générer des articles constamment.
- La méthodologie de mesure de la Phoronix Test Suite est à vérifier. J’étais excité de faire mes propres tests avec PTS lorsque le pilote libre r600 est apparu circa 2010, mais j’ai découvert par le fait même que les résultats n’avaient absolument rien à voir avec ce que je mesurais dans la réalité! En effet, j’obtenais, en testant manuellement au lieu d’utiliser PTS, plus de deux fois le framerate dans Urban Terror avec les réglages graphiques au maximum, alors que la PTS les réglait au minimum. Depuis, je n’ai plus confiance en la représentativité des mesures de PTS. Si on peut me prouver que ce n’est plus le cas de nos jours, j’en serais plutôt content.
Bref, il y a fort à douter sur les mesures effectuées par la Phoronix Test Suite lors des bancs d’essai. Ce qui nous laisse alors la deuxième partie du site: les « actualités »… et là, c’est pas joli à voir. De mémoire récente:
- Les sondages (aux échantillons non-représentatifs de la population) qui servent d’exutoire aux diatribes et permettent d’affirmer que tout le monde déteste passionnément GNOME [1, 2]
- Ciel! Fedora 19 va utiliser Cinnamon comme environnement de bureau par défaut, et inclure le kernel FreeBSD! Excepté que ce n’était pas vrai, ce n’était qu’une idée lancée aléatoirement sur une page de wiki.
- Des mentions à répétition au fil des années comme quoi Lightworks est un « logiciel open source » (même à l’intérieur des autres nouvelles concernant Openshot, Cinelerra, Avidemux, etc.)… ce qui est encore à ce jour faux. Soit, la vaste majorité des sites Internet commettent la même erreur… Est-ce que Phoronix admet l’erreur lorsque quelqu’un se donne la peine de l’indiquer, cependant? Non monsieur. On poste un nouvel article qui place le blâme sur l’autre, en l’intitulant « Lightworks Is Not As Open As Some Would Like » (emphase ajoutée) et en terminant l’article par une mention insinuant que, de toutes façons, les logiciels libres dans le domaine sont tous à chier. Bon, moi, au final, ça ne me fait ni chaud ni froid, je préfèrerais d’ailleurs ne pas donner en exemple un tel article de Phoronix qui pointe vers un de mes propres billets de blog — ça donne faussement l’impression que je tiens une rancune personnelle envers Phoronix, ce qui n’est pas le cas. J’utilise cette anecdote seulement pour illustrer comment les rédacteurs de tabloïdes tordent les mots pour nous faire dire n’importe quoi et se déresponsabiliser autant que possible. Si ça peut vous rassurer, le cas ici était relativement isolé, comparativement à ce qu’on voit tout le temps de la part de Sam Varghese chez ITWire, par exemple.
- Apparemment, qu’un illustre développeur de KDE poste un billet énonçant son scepticisme face à l’approche de Canonical concernant le Ubuntu Phone constitue, aux yeux de Phoronix, du bashing. N’oublions pas le link-spam obligatoire à travers Slashdot. Dans l’instance présente, les commentateurs de Slashdot ne sont pas dupes.
- « Tiens, pourquoi ne pas rappeller que projet XYZ n’avance pas? Si on peut essayer de discréditer la FSF, tant mieux! Alors si c’est pas pour rhâler envers l’état des logiciels de montage vidéo, autant basher Gnash parce que ces maudits hippies ne travaillent pas assez vite ». Et pour s’assurer de bien éclabousser la FSF, on va vous pointer vers de multiples liens d’articles internes similaires qui continuent la longue lignée.
OMG! Ubuntu: ne rentrons pas ici dans l’énumération exhaustive des nombreuses histoires à sensation et de « hype » autour de logiciels propriétaires ou n’existant même pas… observons simplement quelques perles récentes:
- Un article originellement intitulé « Photoshop CS2 available for free, works fine in WINE »… suivi du « Oups, en fait on a sauté dessus la nouvelle avec l’empressement habituel, c’était complètement faux ».
- Un joli petit vox populi après avoir diabolisé Nautilus 3.5+. Pas étonnant que tout monde ait vu rouge vu le traitement honteux que OMG! Ubuntu en a fait. Je cite: « Amongst the features you will find missing in the version of Nautilus (now renamed ‘Files’) are ones you may have used on a daily basis, including:
- Compact View: removed
- ‘Type Ahead Find’: removed
- ‘New file’ templates: removed
- Application Menu: removed
- ‘Go’ menu: removed
- F3 split screen: removed
- ‘tree’ view: removed
- Bookmark menu items: removed
- Backspace shortcut to return to parent folder: removed
- […]
- Default icons size set to 32px
- New date-list view
- Folders no longer sorted by default
- Floating status bar »
Effrayant et révoltant, n’est-ce pas? Sauf que le tout a été volontairement rédigé de cette façon pour amener le lectorat à bondir d’indignation. Parce que si on prend le temps de réfléchir à l’effet global de ces changements, et qu’on se donne la peine de suivre les liens vers les commits que OMG! Ubuntu citait… on se rend compte que tout ça est plein de bon sens dans l’ensemble:
- Certains éléments de la liste n’ont en fait pas été enlevés, juste remplacés par quelque chose de mieux ou affichés uniquement au moment opportun. C’est le cas du « type ahead find », du « new file templates » (ben ouais, pourquoi montrer un menu quand il n’y a pas d’items dans ~/Modèles?)
- Application Menu removed, ‘Go’ menu removed, Bookmark menu items removed, etc.: tous le même truc, vraiment. Entièrement sensé. Ça s’appelle… se conformer au design du reste de l’environnement! Nautilus est le gestionnaire de fichiers de GNOME, n’est-il donc pas normal qu’il s’y intègre de la même façon que les autres applications « core »?
- Pour monter d’un dossier dans la hiérarchie… le raccourci officiel/standard a toujours été « Alt+↑ ». Je devine que le retrait du raccourci Backspace était pour améliorer la cohérence avec les autres applications comme Epiphany et pour empêcher les conflits avec la nouvelle fonctionnalité de recherche.
- Les véritables changements: le « treeview » a été remplacé par un « listview », la barre latérale a été simplifiée (et s’en trouve franchement plus robuste) et le mode « split panes » a été retiré. Ils étaient ridiculement buggés et ne me manquent pas le moins du monde, mais je suis probablement un des rares à penser celà. Sur ces points là, ça ne me dérange du tout qu’on soit en désaccord avec moi, c’est un débat légitime. Soit. Quand on y pense, c’est quand même pas la fin du monde.
…Le tout suivi d’articles indiquant que c’est tellement un désastre que Ubuntu pense à boycotter le nouveau Nautilus, si si ils y pensent vraiment.
Après ce genre de couverture médiatique « amicale », il y a eu du damage control obligé [1, 2] pour éviter un attentat à la bombe… Ce qui n’a pas empêché OMG! Ubuntu de continuer à jeter de l’huile sur le feu. Parce que la situation n’était pas déjà assez tendue.
Je vous épargne d’ailleurs un argumentaire assez long sur les principes d’échantillonnage et de validité statistique — principes que les sondages retrouvés sur les tabloïdes ci-haut ne peuvent fondamentalement pas respecter concernant des sujets controversés comme GNOME (le seul moyen serait d’avoir un échantillon véritablement aléatoire et représentatif aux allures d’un référendum planétaire).
Au final, puis-je vraiment les blâmer?
Les journalistes sont humains et ont essentiellement un travail de merde dans un monde de plus en plus frénétique.
Et là, je vous évite un bloc de texte immense, parce que quelqu’un a déjà fait tout le travail d’analyse de « pourquoi les journalistes se comportent comme ça!? » à ma place. C’est assez volumineux, mais allez voir cet article éventuellement: Cheap Tabloid Tricks: The Truth About Linux, Open Source And The Media.
La fin du monde annoncée sous diverses formes n’a pas eu lieu.
À en croire les sites de nouvelles, Nautilus 3.6 est un désastre, l’installateur (Anaconda) repensé de Fedora 18 est un désastre, et il y a une conspiration pour saboter nos logiciels favoris.
Pourtant, j’admire les améliorations et raffinements apportés à Nautilus 3.6 et je suis ravi du nouvel installateur de Fedora 18. Dans le cas de Nautilus 3.6, j’ai refusé de juger un logiciel par la mauvaise presse qu’on lui donnait et ai préféré donner la chance au coureur et l’essayer moi même, ce que OMG! Ubuntu ne s’est pas donné la peine de faire. Après un mois d’usage, je me sens plus à l’aise avec 3.6 et me sens irrité quand j’utilise la version 3.4. Clairement, je dois faire partie d’une minorité de mollusques fanatiques zélés qui accepte n’importe quoi. Je dois être fou.
La lecture des commentaires est, vous le devinez, bien plus nocive que la lecture des articles: même quand un geek on ne peut plus conciliant se donne la peine d’expliquer pendant 55 minutes, de façon calme et raisonnable, les malentendus autour de projets controversés comme GNOME, la première chose que les gens vont faire sur Internet c’est de dire « De toutes façons c’est un connard, j’ai arrêté d’écouter à 7 minutes parce que ça me plaisait pas ». Tous des fascistes qui n’écoutent pas ce qu’on a à dire, ces développeurs!
Tout ça me fait présager que lorsque la prochaine version de Pitivi sortira (« un jour »), les commentateurs du net trouveront sûrement plein de choses pour dire que c’est un désastre. Même Joey de OMG! Ubuntu n’avait que ceci à dire lors de l’annonce de la dernière release d’Openshot: « Meh. » (traduction: « Bof/bah. »). Mais c’est pas grave, c’est l’Internet, personne ne sait que vous êtes un chien, et on s’en fout des sentiments des développeurs à l’autre bout, ils sont grands et costauds, ils s’en remettront!
Pour conclure
- Les sites de nouvelles similaires à ceux mentionnés précédemment ne doivent pas être considérés comme des sources fiables pour se former une opinion.
- Lire les critiques sur ce genre de sites est nocif pour votre bien-être mental. Spécialement si vous êtes un contributeur au Logiciel libre. Là-dessus, je vous recommande la lecture de ce billet de mon pote Federico (oui, ce Federico là). Rien de révolutionnaire, mais quand même une lecture intéressante pour comprendre le phénomène du blues du hacker. Des fois, les développeurs libristes souffrent également de dépression sévère [1] [2] [3]. Heureusement pour moi, ce n’est pas mon cas, je suis typiquement optimiste.
- Plutôt que de vous demander « Qu’est-ce qu’on me dit? », questionnez-vous toujours sur « Qu’est-ce qu’on ne me dit pas? », « À quel point les sources sont pertinentes? » et « Où est-ce que ça rentre dans le grand ordre des choses? »