De l’intérêt d’une monnaie libre pour les logiciels libres ?
Voici un article classé dans ma rubrique Opinions libres qui me sert à exposer à votre jugement des réflexions diverses et variées. Celle que je vous livre aujourd’hui m’a pris pas mal de temps car le sujet comme vous allez le voir est à la fois simple et complexe et je sais que je n’en ferais pas le tour aussi simplement.
Cela fait quelque temps que j’explore le sujet des monnaies virtuelles. Parmi mes sujets de réflexion concernant le logiciel libre revient souvent celui du modèle économique qui l’accompagne. C’est une question récurrente : comment peut-on vivre d’une chose que l’on donne où plus exactement que l’on rend libre d’usage ?
A l’heure actuelle parmi les modèles qui ont pu être identifiée, il en est un qui est en passe de devenir majoritaire : le Freemium et ce n’est pas PC Inpact qui me contredira.
Ce modèle a été conçu par Fred Wilson en mars 2006 et le terme « Freemium » proposé par Jarid Lukin. Dans ce modèle largement expliqué par Chris Anderson dans son dernier ouvrage « Free » (dont il faudra que je vous parle aussi), le produit est payé par quelques-uns pour que tous les autres puissent en bénéficier « gratuitement « . Il s’agit donc d’une pseudogratuité, car le coût a en effet été payé par d’autres. Ce modèle est aujourd’hui largement utilisé par beaucoup de sociétés commerciales éditant des logiciels libres ou open source (au sens de la licence).
Mais nous parlons là d’un modèle qui s’intègre dans le fonctionnement de notre société et qui implique à un moment donné la valorisation d’une activité ou des externalités de cette activité dans une monnaie. Le modèle du logiciel libre s’est construit sur la base de la contribution. L’ouverture du code a permis à qui le souhaitait d’apporter une amélioration, une correction au logiciel, un bout de documentation ou simplement signaler et décrire un problème. Cet apport se fait sans qu’il n’y ait une transaction valorisée entre celui qui contribue et celui qui reçoit. On peut aussi parler de don, mais je préfère le terme contribution pour son côté moins caritatif. Car je ne parle pas ici de charité, mais de rémunération.
Car il y a bien un échange de service entre le donneur et le receveur. C’est sur la base de ces échanges que s’est construit tout l’environnement des logiciels libres. Un véritable patrimoine, car il appartient à tous et ne doit pas disparaître. La perte serait immense.
Quand on réfléchit aux difficultés que peuvent rencontrer certains petits voir parfois grands projets pour survivre, on peut se demander s’il n’y aurait pas un moyen de mettre une valeur sur ces échanges. Car si on les comptait, on se trouverait probablement en présence de quelque chose de colossal. Les estimations que l’on peut voir circuler sur la valeur des logiciels libres dans nos monnaies traditionnelles donnent le vertige. On parle en milliards d’euro. Mais ce n’est qu’une valorisation du fruit de tous ces échanges qui eux n’ont pas eu de valeurs et bien des projets vivent concrètement sans revenus.
Alors faut-il une monnaie pour mesurer tous ces échanges ?
Si oui comment la créer et comment ne pas tomber dans les mêmes travers que ceux que nous rencontrons aujourd’hui ? J’ai cherché dans mes vieux cours d’économie de la fac. J’ai fait un DEUG MASS (Mathématique et Sciences sociales option économie) et pourtant je ne trouve pas trace de cours sur la création monétaire comme s’il n’était pas nécessaire de le comprendre.
Mes lectures numériques m’ont amenées à découvrir le site Création Monétaire tenu par Stéphane Laborde. Celui-ci nous parle de création monétaire, des travers du système existant et surtout du dividende monétaire qui permet de répartir de façon égale l’accroissement de la masse monétaire.
J’ai donc demandé à Stéphane de répondre à quelques questions pour éclairer notre lanterne.
Philippe Scoffoni : Stéphane, pour commencer, peux-tu nous dire ce qui t’a amené à t’intéresser à ces problèmes de monnaies ?
Stéphane Laborde : Très simplement par nécessité, par volonté de comprendre ce qui ne marche pas. Depuis 1997 je me suis lancé dans l’entreprenariat, j’ai vu et vécu la bulle internet de l’intérieur, j’ai vu l’effondrement de la bulle, j’ai vu l’appauvrissement des Français se généraliser, alors que l’Etat et les Entreprises qui dépendent de l’Etat, ainsi que les Banques affichent une santé insolente à côté. Quand on vit au sein d’un marché où les clients sont les individus et pas ces structures, on finit par comprendre dans une telle période qu’il y a un truc qui cloche avec la monnaie, parce que tout simplement on voit que les échanges ne se font pas, et de moins en moins alors que visiblement tout le monde travaille dur.
P.S : Lorsque l’on regarde de plus près les monnaies, on se rend compte que leur masse augmente de façon permanente, il se crée de la monnaie, mais nous n’en voyons pas toujours la couleur. D’où vient ce paradoxe ?
S.L : De paradoxe il n’y en a pas. La monnaie est créée par effet de levier, à partir du capital. Donc de façon mécaniquement concentrationnaire, plus vous avez de capital, plus vous avez droit soit à créer des crédits pour les autres si vous montez une Banque, soit à avoir accès au crédit si vous êtes une entreprise, ou un fonctionnaire ayant par définition un revenu garanti, et donc un capital garanti à terme. Tous les autres sont exclus du processus, et donc à moins d’avoir la chance qu’un des acteurs du système monétaire central vous achète votre produit, vous n’avez aucune possibilité de vendre votre production en monnaie officielle aux autres producteurs exclus de ce modèle pyramidal, vous devez alors développer le troc ou une monnaie locale ou communautaire (l’exemple du WIR en Suisse est frappant de ce point de vue, le WIR voit sa masse monétaire gonfler à chaque « récession »).
C’est donc comme au monopoly, celui qui prend l’avantage au début a 98% de chances de tout rafler à la fin avec ce système, c’est mécanique. Ca n’a rien à voir avec le capitalisme et le droit de propriété, c’est simplement le pouvoir de création monétaire, qui transforme un petit avantage capitalistique de 10% en avantage monétaire de 1000%. C’est de la fausse monnaie, mais c’est totalement invisible, la nouvelle monnaie créée, n’est en rien différentiable de l’existante…
Au monopoly c’est un peu pareil, dès que vous avez 3 couleurs, même les terrains les plus faibles, et que vous pouvez investir pour placer vos maisons, le jeu est terminé avec 98% de certitude quasiment.
P.S : Mais créer une nouvelle monnaie ce n’est pas un brin irréaliste ? Il faudra des banques à qui faire confiance pour stocker notre nouvelle monnaie, qu’il faudra contrôler, etc.
S.L. : Le WIR marche en Suisse, et marche bien. Ca peut être une solution que d’avoir une monnaie complémentaire locale ou communautaire, pour contrer la monnaie officielle. Mais j’ai envie d’ajouter que ça existe déjà les SEL se multiplient partout depuis quelques années déjà. A terme cependant quand la monnaie officielle revient, ces monnaies complémentaires ont tendance à disparaître. Ce que je dis de mon côté, c’est que si la monnaie officielle comprenait une part de Dividende Universel, les monnaies complémentaires n’auraient plus d’intérêt du tout, parce qu’elle serait bien plus efficiente, utilisable partout, et dense, sans possibilité d’assèchement local nulle part.
Dans les faits, la France ou l’Allemagne possèdent déjà le Dividende Universel sous la forme du Revenu Minimum qu’est le RSA par exemple. Mais ce Revenu disparaît quand vous travaillez, et peut être soumis à des conditions peu claires. Ce qui fait qu’il crée un fossé entre ceux qui le touchent et ceux qui travaillent. Si vous l’augmentez vous découragez le travail qui s’effondre. La seule solution pour le rendre totalement fluide et efficace est de le rendre inconditionnel et cumulable, charge aux impôts ensuite de considérer la totalité du patrimoine des citoyens afin d’évaluer leurs plus values Dividende Universel inclu, et d’imposer en conséquence.
L’avantage est bien sûr la sécurité psychologique pour tous relativement à l’outil essentiel qu’est la monnaie pour vivre en communauté, et donc l’incitation à s’enrichir normalement par le travail, et l’échange de ses produits avec autrui, sans avoir à payer de dîme obligatoire à ces affreux de Banquiers et Etats, surtout quand vous vous limitez volontairement ou pas à de petits échanges.
P.S : Si on créée une monnaie comment éviter les tentations spéculatives ?
S.L : Il n’y a pas à éviter quoi que ce soit. Le désir est le moteur de la vie et de l’économie. Ce qu’il faut éviter c’est que le désir de s’enrichir qui est légitime n’empiète pas sur la liberté des autres à échanger. C’est donc la monnaie qu’il convient de transformer afin que la thésaurisation des uns, ne soit pas un instrument de pouvoir sur les autres.
Viser la spéculation, les traders, ou toute la nature même des échanges économiques qui est de s’enrichir, dans le type de problème auquel nous sommes confronté est une erreur fondamentale. Fluidifions la création monétaire, et la spéculation n’aura qu’un impact très marginal sur la vie de la majorité. Utilisons une monnaie thésaurisable et non dense dans l’économie, et un petit nombre peut acquérir un pouvoir immense sur tous les autres.
P.S : Quels avantages l’adoption d’une monnaie complémentaire peut-elle apporter à une communauté de personnes ?
S.L. : L’avantage c’est d’être sûr d’avoir toute l’information sur cette monnaie, et de ne pas être floué par un manque d’information quant à son mode de création et de répartition. Adopter une monnaie complémentaire ne résoud pas en soi la question du type de système de création monétaire adopté, et un mauvais système aura les mêmes effets sur la monnaie officielle ou complémentaire.
P.S : Les logiciels libres sont, il me semble, caractéristiques de ce qu’est une économie du don. Mais contrairement à notre économie réelle, il n’existe aucune monnaie, réelle ou virtuelle pour permettre aux contributeurs de valoriser leurs échanges et aux utilisateurs d’offrir une forme de rémunération pour les logiciels qu’ils utilisent. Est-ce que l’existence d’une monnaie permettrait d’améliorer l’efficacité du modèle actuel qui fonctionne sans ?
S.L : Seul le Dividende Universel permettrait de rétribuer chaque membre de la communauté pour sa contribution collective. Par définition le don ne se mesure pas, parce que si on attend un revenu chiffré sur un don, ce n’est plus un don. Si par contre la collectivité décide de rétribuer chacun de ses membres pour sa part d’apport au bien collectif, par exemple les logiciels libres, c’est un don sans retour, ce n’est pas un prix, on ne mesure pas ce que chacun apporte, on donne à chacun la même chose, et c’est pour cela que c’est en accord avec ce qui est offert. On donne dans les deux cas.
P.S : Merci Stéphane pour le temps consacré à répondre à ces questions.
Que peut-on en dire ?
A la lecture des réponses de Stéphane l’utilité d’une monnaie virtuelle pour les logiciels libres dans le contexte actuel de crise économique semble patent. Mais ce n’est pas seulement la création de cette monnaie qui en soi serait importante. C’est aussi les régles selon lesquels l’augmentation de la masse monétaire serait distribuée. Pour bien comprendre ce qu’est le Dividende Universel, vous devriez lire les articles suivants :
- Exemple simple de fonctionnement du dividende monétaire
- Crédit social sur Wikipédia
- Dividende monétaire
Cependant, il ne peut s’agir que d’une monnaie complémentaire. Elle ne pourra pas vous servir à faire vos courses. Néanmoins si elle est d’une ampleur suffisamment importante, elle peut servir au payement de toute sorte de services : l’hébergement de son site, la réalisation de prestations pour un tiers, la déclaration d’un bug, etc. l’imagination est au pouvoir. L’avantage aussi de ce genre de monnaie serait sa fluidité et la facilité avec laquelle elle pourrait s’échanger. Aujourd’hui il est quoi que l’on en dise difficile de donner ou de rétribuer quelqu’un. Il faut au minimum disposer d’une carte de crédit, payer des intermédiaires, pour des montants parfois faibles.
Une de mes craintes si une telle monnaie devait exister serait peut-être la disparition de la notion de contribution. Au sens de la contribution que je fais « librement » et sans en attendre de revenu direct. Avec une monnaie virtuelle certains gros projets ne seraient-ils pas tentés de rémunérer leurs contributeurs ?
Et pourquoi pas ? C’est déjà se qui se passe déjà chez les éditeurs commerciaux de logiciels libres qui rémunèrent des salariés pour effectuer ce travail ou encore développer de nouvelles fonctions. Certains projet proposent même des récompenses à qui développera une fonctionnalité donnée. L’existence d’un revenu universel permettrait ainsi même au plus petit de se « payer » le luxe d’un coup de main pour son projet.
Pour revenir sur un terrain où je suis largement plus à l’aise voici quelques solutions libres pour gérer une monnaie :
- Le projet Cyclos, écrit en java
- Twitbank qui utilise twitter comme support des échanges de monnaies
- open money
Il n’y a pas que Stéphane qui parle de monnaie, voici quelques articles parus sur le sujet qui m’ont semblés intéressant :
- Et pourquoi pas aussi l’Open Money ?
- Plaidoyer pour le paiement libre
- « Open Money », la monnaie du futur ?
A noter également l’expérimentation en cours nommée Exploracoeur mais qui semble plus orientée vers un système de « reconnaissance » ou de mesure de l’e-reputation que d’une réelle monnaie. C’est la Twitbank qui est utilisée dans ce projet.
Tout cela parait bien difficile à concevoir, imaginer. Personnellement, même si j’ai du mal à en saisir encore tous les aspects pratiques, une petite voix semble me dire qu’il y a là une piste qu’il faut explorer. Mais pour cela, il faut que l’ensemble de la communauté des logiciels libres y adhère. Il y a donc un long chemin à faire et ça nous en avons l’habitude, même si d’un autre côté, il pourrait y avoir aussi une urgence à le faire face à la crise économique que nous traversons et qui risque d’être « durable ».
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La liste des entrées complémentaires est établie par le module d’extension YARPP.
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Article original écrit par Philippe Scoffoni le 18/11/2009. | Lien direct vers cet article
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