La bataille du Web

La Terre assombrie

Souvenez-vous : à la fin des années 90, la guerre des navigateurs entre Netscape Navigator et Microsoft Internet Explorer se termine par la disparition du premier et la stagnation pendant de trop longues années du second, faute de compétiteur...

Jusqu'à ce que Firefox, le navigateur développé par la fondation à but non lucratif Mozilla, pointe le bout de son museau au milieu des années 2000 et relance la compétition, permettant par la même occasion l’émergence d'une nouvelle et saine concurrence (pour le Web et ses utilisateurs) incluant Apple Safari et Google Chrome.

Mission accomplie ? Certes. Mais un nouveau défi menace le Web, et avec lui sa liberté et son universalité : que celui-ci disparaisse au profit d'une poignée d'App Stores volontairement incompatibles les uns avec les autres, chacun contrôlé par une entité privée ayant le pouvoir de filtrer les contenus auxquels vous pouvez accéder.

Sauver le Web de ce péril est la nouvelle mission que s'est assigné la fondation Mozilla.

La menace pas du tout fantôme des App Stores

Les App Stores sont omniprésents depuis la généralisation des smartphones et tablettes. Mieux : ceux-ci s'étendent aux ordinateurs de bureau (mouvement commencé avec Mac OS X 10.6 qui sera renforcé avec Mac OS X 10.8 et Windows 8).

Des avantages réels ou supposés

Utiliser une application plutôt que de se connecter à un site Web peut avoir quelques avantages pratiques pour l'utilisateur (les avantages pour le propriétaire de la plateforme en termes de contrôle et de rémunération sont évidents, je ne reviens pas dessus). Ceux-ci sont toutefois à relativiser : ainsi, un certain nombre de sites accessibles sous forme d'application ne sont rien d'autre que la version mobile du site affichée dans un navigateur dépourvu de barre d'outil... Bien sûr il est essentiel pour le propriétaire de la plateforme de s'assurer que le navigateur offre constamment un confort ou des performances moindres qu'une application même si cela n'est justifié par aucune raison technique. Apple est coutumier du fait.

Centraliser les contenus sur un nombre réduit de canaux de distribution gérés par des entités privées présente, en réalité, surtout des inconvénients.

Des inconvénients très sérieux

* Un pouvoir colossal donné à une poignée d'entreprises de décider arbitrairement de ce qui est diffusable ou non.

Pas une journée ne passe sans que l'on apprenne que tel logiciel, tel roman, tel magazine a été refusé sur l'Apple Store. Les raisons mises en avant ? La concurrence avec un logiciel Apple, la nudité visible dans telle œuvre, les propos jugés crus de telle autre, le sujet abordé est un produit concurrent... Et le corollaire tout aussi néfaste de cette pratique : l'auto-modération des auteurs...

Plutôt que de m'attarder sur l'aspect anti-concurrentiel de certaines de ces pratiques, je voudrais juste poser cette question simple : est-ce à une poignée d'entreprises de décider de ce que doit être notre culture ? À quoi ressembleraient les musées demain si Apple en était le conservateur ? Les tableaux représentant des nus ou jugés choquants seraient soigneusement remisés au placard... Souvenons-nous que beaucoup d'artistes aujourd'hui reconnus ont choqué à leur époque. Que se serait-il passé s'ils n'avaient pu exposer et faire connaître leur travail ? Que serait un art qui renoncerait à déranger ou choquer ? Devons-nous l'accepter ?

Quelques liens sur le Framablog :

* La possibilité pour les gouvernements de faire secrètement pression sur ces intermédiaires en nombre extrêmement réduits pour réaliser la censure.

Rappelons que les combats menés depuis une dizaine d'année contre les lois attentatoires à la liberté d'expression sur Internet (DADVSI, LOPPSI, HADOPI, ACTA) ont pour but d'éviter que les libertés fondamentales ne soient sacrifiés sur l'autel des intérêts particuliers (aussi légitimes seraient-ils) des industries du divertissement. C'est une question – essentielle – de proportionnalité des moyens employés par rapport au but poursuivi. Or ces lois ont pour objet d'écarter autant que possible le Juge (garant des libertés essentielles en Démocratie) de ces matières, laissant alors le citoyen désarmé.

Comme si cela ne suffisait pas, les App Stores arrivent à point nommé pour achever de ruiner nos libertés.

Dès lors qu’il ne restera plus que quelques grandes plateformes gérées par une poignée de sociétés privées (Apple, Amazon, Google) tout sera bien plus facile : il suffira aux gouvernements de faire une demande officieuse pour que tel livre, telle chanson ou tel film soit retiré des boutiques virtuelles sans qu'à aucun moment l'aval d'un Juge ne soit requis. Quand on voit la liste publiée par Google des gouvernements qui lui font des demandes pour supprimer des liens, avec la France dans le peloton de tête, ça n’est pas une fiction.

Un nouvel espoir ?

Depuis Firefox 4, Mozilla œuvre sur plusieurs fronts pour éviter que le Web ne soit remplacé par une collection d'applications agréées et cantonnées à telle ou telle plateforme.

Il s'agit d'un travail de fond dont les premières réalisations devraient être visibles cette année.

Mettre à niveau la plateforme Web

Les technologies du Web doivent pouvoir rivaliser avec les technologies des systèmes faisant tourner des applications. JavaScript, HTML5, CSS3, Canvas et WebGL sont là pour ça. Au sein d'HTML5 on trouve les fameuses balises audio/video mais aussi les menus contextuels ou la balise device qui permet au navigateur (j'ai bien écrit « navigateur », et pas « système d'exploitation ») d'accéder au matériel : micro, caméra, joystick, geolocation, (multi)touch... Ceci sans compter les nouveaux protocoles : SPDY, WebSocket... L'idée étant de permettre « au format Web » de fournir tout ce qui est nécessaire aux développeurs. Ainsi les applications seront écrites dans le langage universel du Web plutôt que spécifiquement pour tel ou tel système d'exploitation.

Proposer un App Store ouvert

Mozilla travaille depuis un moment sur son App Store : un magasin d'applications ouvert, compatible avec tout navigateur moderne sans discrimination (quel que soit le système d'exploitation), proposant des applications « au format Web ».

Il sera alors possible d'acheter une seule fois une application et de la faire tourner sur différents systèmes, et ainsi de la conserver en cas de changement de système.

Mieux : ces applications pourront également être librement installées depuis n'importe quel site web !

L'utilisateur n'est plus enfermé et on rééquilibre le rapport de force qui penche un peu trop actuellement du côté des distributeurs (Apple, Amazon, Google - Google étant celui qui a le moins à perdre à la disparition des App Stores car le Web est son terrain de jeu, Apple étant au contraire celui qui a le plus à perdre), au détriment des développeurs et utilisateurs.

Le « WebApp Store » de Mozilla, offrant l'avantage des apps sans les inconvénients des stores fermés, sera intégré à Firefox dès cette année (dans Firefox 13 ?).

Pour pouvoir peser, il est important que Firefox conserve une part de marché importante, d'où les efforts menés par Mozilla pour proposer une version parfaitement adaptée de Firefox sur Android (réécriture d'une partie du code en natif pour de meilleurs performances, interface et rythme de développement propres) et le travail en cours sur Boot2Gecko (edit : c'est le nom de code de Firefox OS), un système d'exploitation complet pour appareils mobiles.

Lire aussi :

et aussi : [EN] Will Apple Embrace the Web? No. - OSnews

PS : Le censure générale par quelques entreprises à cause de l'extrême centralisation des App Stores se retrouve avec la centralisation des services Web comme Twitter ou avec celle des paiements : ainsi Paypal qui décide de couler Wikileaks de son propre chef (sans injonction judiciaire) ou qui décide de censurer les livres qu'il juge inadéquats...

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