Ils ont violé le domaine public !
J’ai fait un cauchemar horrible cette nuit. J’ai rêvé que non content de rallonger ad nauseam la durée du copyright « ils » osaient s’en prendre au sanctuaire du domaine public…
Le titre de ce billet ne fait pas dans la demi-mesure. C’est pourtant un évènement grave et révélateur de notre trouble époque qui a eu lieu récemment aux USA (et passé relativement inaperçu en France).
« Au fil des ans, la durée de protection par le droit d’auteur n’a cessé d’augmenter. Aux États-Unis, le Congrès l’a étendue à 19 reprises en deux siècles, ce qui n’est pas l’apanage des États-Unis : l’Union Européenne et les pays qui en font partie ont fait passer diverses lois et directives aux mêmes visées d’allongement de la durée de protection des œuvres. Chacune de ces lois a fait reculer le domaine public, mais une constante restait : ce qui entre dans le domaine public y reste définitivement. L’URAA est allée plus loin. Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, le domaine public a été diminué : des œuvres en ont été arrachées. » Wikimédia France
« Tolkien, Kipling, Orwell, Hitchcock, Prokofiev… Des oeuvres de nombreux auteurs internationaux qui étaient passés dans le domaine aux Etats-Unis retournent dans le régime du copyright traditionnel. Contre toute attente, la Cour Suprême a validé mercredi 18 janvier l’accord de 1994 qui organise une telle expropriation des droits du public. » Numerama
Vous trouverez traduit ci-dessous un article relatant en détail cette décision de justice[1], mais pour mieux en comprendre les enjeux nous vous renvoyons sur le blog de Wikimédia France : Des œuvres du domaine public de nouveau soumises au copyright aux États-Unis. L’encyclopédie et les autres projets sont en effet directement impactés (sur Commons ce sont plus d’un million de fichiers à vérifier !).
Et pour aller encore plus loin et mettre le tout dans une triste perspective qui impose non seulement l’indignation mais également la mobilisation, il y a notre traduction de Cory Doctorow : On ferme ! La guerre imminente contre nos libertés d’utilisateurs.
Remarque : D’où l’intérêt de fêter le domaine public.
La Cour suprême des États-Unis autorise le Congrès à replacer sous copyright des œuvres du domaine public
Supreme Court rules Congress can re-copyright public domain works
David Kravets - janvier 2012 - ArsTechnica
(Traduction Framalang : OranginaRouge, e-Jim, DonRico)
Le 17 janvier, la Cour suprême a statué que le Congrès américain a le droit de retirer compositions musicales et autres œuvres du domaine public, où l’on est libre de les exploiter et de les adapter, et de les placer de nouveau sous le régime du copyright.
Par un vote de six voix contre deux, la Cour a jugé qu’une création qui entre dans le domaine public ne se retrouve pas pour autant dans « un territoire dont les œuvres ne pourront jamais ressortir ».
Le tribunal supérieur examinait une requête déposée par un collectif qui rassemblait chefs d’orchestre, éducateurs, artistes de scène et archivistes, requête demandant aux juges de casser une décision rendue en appel défavorable au groupe, dont les membres s’appuient sur les œuvres artistiques du domaine public pour leur activité professionnelle.
Selon eux, replacer des œuvres du domaine public sous copyright constituerait une atteinte à la liberté d’expression de ceux qui utilisent à présent ces travaux sans devoir s’acquitter de droits d’exploitation. Des millions d’œuvres anciennes sont concernées. Parmi les plus connues, on trouve The Shape of Things to Come de H.G. Wells, Metropolis de Fritz Lang, et les compositions d’Igor Stravinsky.
La Cour ne s’est toutefois pas montrée insensible à l’argumentation des plaignants. Représentant la majorité, la juge Ruth Ginsburg a déclaré « une certaine restriction des possibilités d’expression est l’effet inhérent et recherché de toute attribution de copyright ». Mais la Cour suprême, qui compte un membre de moins depuis la récusation de la juge Elena Kagan, a indiqué que la volonté du Congrès de replacer sous copyright ces œuvres pour se conformer à un traité international demeurait plus importante.
Pour diverses raisons, les œuvres concernées – qui sont étrangères et ont été créées il y a plusieurs décennies – sont entrées dans le domaine public aux États-Unis, mais étaient encore soumises au copyright à l’étranger. En 1994, le Congrès a adopté une législation permettant de ramener les œuvres dans le giron du copyright, afin que la réglementation américaine soit en accord avec un traité international sur le droit d’auteur : la Convention de Berne.
Les juges Stephen Breyer et Samuel Alita, dans une opinion dissidente, ont indiqué que cette législation est en opposition avec la théorie du copyright et « n’incite personne à produire une œuvre nouvelle ». Si le copyright a été inscrit dans la Constitution, ont-ils fait remarquer, c’est pour promouvoir les arts et les sciences.
Cette législation, a avancé Breyer, « n’accorde de récompense pécuniaire qu’aux détenteurs d’œuvres anciennes placées dans le domaine public américain. En outre, cette loi entrave la propagation de ces œuvres, des travaux étrangers publiés hors des États-Unis après 1923, qui se comptent par millions et comprennent films, œuvres d’art, photographies innombrables et, bien sûr, livres – des ouvrages qui (en l’absence de cette loi) prendraient la place qui leur est due dans des bases de données accessibles par ordinateur, diffusant ainsi le savoir dans le monde entier. »
Anthony Falzone, directeur du Fair Use Project à l’université de Stanford et avocat d’un des demandeurs du dossier, a qualifié le verdict de « regrettable », et déclaré que cela « laisse entendre que le Congrès n’est pas tenu à prendre en compte l’intérêt public lorsqu’il vote des lois sur le copyright. »
La majorité a néanmoins rejeté les arguments selon lesquels un jugement favorable à la décision du Congrès équivaudrait à conférer au législateur le droit d’attribuer des périodes de copyright permanentes.
« On ne peut accuser le Congrès de vouloir se diriger subrepticement vers un régime de copyright permanent parce qu’il a aligné les États-Unis sur les autres nations signataires de la Convention de Berne, et donc accordé un traitement équitable à des auteurs étrangers autrefois défavorisés », a rétorqué la juge Ginsburg.
Ce n’est pas la première fois que la Cour suprême approuve l’extension du copyright. En 2002, elle avait déjà entériné la décision du Congrès d’en allonger la durée, qui était alors passée de cinquante ans après la mort de l’auteur à soixante-dix ans après sa mort.
Lawrence Golan, le représentant des plaignants, a indiqué à la haute juridiction que son orchestre ne sera plus en mesure d’interpréter la Symphonie classique et Pierre et le loup de Prokofiev, ni la Symphonie n°14 et le Concerto pour violoncelle de Chostakovitch, à cause des droits d’exploitation.
Notes
[1] Crédit photos : Horia Varlan (Creative Commons By) et Chris Schmich (Creative Commons By-Sa)