Le terrain, cet inconnu

Le 1er et 2 décembre dernier avait lieu le colloque doctoral organisé au sein de l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain (IIAC), sous l'intitulé « Terra (in)cognita, terrains contemporains en sciences humaines sociales ».

Sous une apparente et surprenante cacophonie, suscité par un défilé d'objets de recherches plutôt hétéroclite, ce colloque doctoral a  remarquablement tenu sa promesse : rappeler qu'entamer une expérience de terrain, c'est avant tout endosser le rôle de l'explorateur. Mais quel est-il cet explorateur d'aujourd'hui quand il s'engage dans une institution parlementaire, dans une chaine de télévision, dans un organisme humanitaire ou encore dans le milieu de l'ufologie ?

Ni résumé, ni compte-rendu, les notes que je vous livre ici ne prétendent aucunement à une quelconque exhaustivité des débats. Voici plutôt ce que ces discussions ont pour moi évoqué, suscité, et illustré. Je précise malgré tout qu'en dépit de quelques simplifications et extrapolations nécessaires à la reformulation, j'ai fait au mieux pour préserver la cohérence de la pensée de chacun.

Nota : pour informations, le programme détaillé du colloque doctoral est disponible sur cette page ; également vous trouvez dans cette archive le livetweet partiel effectué le jeudi soir et vendredi matin ; enfin, vous trouverez dans cette galerie les quelques photos effectuées à l'occasion.

« Le terrain virtuel ne doit pas devenir le nouveau graal de la recherche en SHS »

Qui dit terrain contemporains dit de plus en plus terrain virtuel. Les interventions de Marie-Pierre Lissoir1, ethnomusicologue, et celle de Paolo Stuppia2, sur la fabrique des tracts, ont évoqué frontalement le sujet, mais en reconnaissant ne s'y intéresser qu'à leur insu, sans lui accorder une place réelle dans l'analyse. Force est de constater la frilosité et la méfiance générale occasionnée par ces terrains virtuels, que cette crainte de Stuppia reflète : « ne pas se perdre dans l'océan des blogs ». Les manifestations numériques de l'objet de recherche étant dans ces deux interventions considérées comme les conséquences ou l'éclairage d'une réalité physique de terrain, elles sont donc présentées comme secondaires, au risque même d'une opposition sommaire aux terrains dit “réels”. Pour sûr, il aura manqué quelques chercheurs expérimentant ces nouveaux espaces de sociabilité humaine pour nous permettre de nous forger un avis plus équilibré. Stuppia soulève toutefois à demi-mot une question pertinente : dans la mesure où « internet permet au chercheur de ne pas s'exposer », quelle est la pertinence des données récoltées quand elles sont exemptes d'affects ?

« La terra incognita, ce n'est pas tant le terrain que le chercheur en lui-même. »

Par l'étude du “wayang golek” javanais, cette culture-spectacle de marionnettes, Sarah Andrieu3 pointe de son coté combien la pratique de terrain est un raz de marée de stimuli sensoriels. Le terrain est alors comme un bain dans lequel on est plongé, et où le corps du chercheur est une éponge à données ethnographiques. Un bain culturel qui, en immergeant toute sa personne, est une expérience nécessairement forte en émotions, et d'ailleurs bien trop brève pour permettre des relations construites et donc garantir une solidité de l'observation. À ce titre, le terrain est surtout un lieu où le chercheur fait une apparition fugace. Que penser alors de ces moments où la demande sociale du terrain nous insère malgré nous dans le tissu des relations humaines observées ? Être sommée de choisir son camp dans les conflits, ne pas parvenir à s'isoler sans être sollicitée sans cesse, sont autant situations avec lesquelles il faut finement composer tout en restant au clair avec ses propres objectifs. L'ethnographe qui ne peut s'autoriser à être rustre devient de fait un expert diplomate.

« Utiliser des outils sur le terrain qui sont déjà dans les codes sociaux »

Les réflexions autour de la juste distance ont trouvé un prolongement dans la démonstration brillante d'Arnaud Kaba4, au sujet de son expérience de terrain en Inde dans les plantations de thé, où l'outil du chercheur détermine son positionnement social. Quand le carnet de terrain ou le magnétophone renvoie le chercheur à une posture aussi floue que virtuelle de doctorant européen, l'appareil photo ouvre des portes inattendues en constituant un rôle d'archiviste et de passeur de mémoire, particulièrement exacerbé quand il effectue et distribue les tirages de ses clichés. Voilà qui pose la question de comment sommes-nous vus sur le terrain, et donc la nature même de ce dernier. Quand les individus refusent d'être étudiés mais demandent beaucoup à échanger, le chercheur doit-il être un “observateur” ou un “échangeur” ?

« Les gens n'ont pas nécessairement envie de nous placer sur un pied d'égalité »

Laurent Bazin5 pointe que la question de la distance importe moins qu'une réflexion sur la nature de la communication élaborée sur le terrain. Il rappelle à juste titre le caractère éminemment transgressif de la démarche ethnographique où le chercheur, en suscitant des situations de communication, provoque des ruptures des positions statutaires sur le terrain. Ce constat simple oblige à adopter un positionnement critique concernant le concept de l'ethnographie. Une telle formulation terminologique a comme travers de sous-entendre une autonomie de la description vis à vis de l'analyse, et donc une neutralité abusive. S'il est impossible de définir ce qu'est une bonne enquête de terrain, une chose est cependant sûre : il ne faut pas chercher à être de bons ethnographes. Le fait que l'ethnographie soit un concept méthodologique réutilisé très largement dans l'ensemble des sciences humaines et sociales devrait nous inciter à demeurer à son égard vigilant.


  1. Marie-Pierre Lissoir : « Le terrain numérique dans la recherche en ethnomusicologie, le ca de la communauté virtuelle tai »
  2. Paolo Stuppia ; « Le chercheur au cœur de la fabrique des tracts. Du “terrain physique” aux “terrains  virtuels” et vice-versa »
  3. Sarah Andrieu : « Terrain-terra (in)cognita, la redéfiition de l'ethnographe »
  4. Arnaud Kabba : « Faire du terrain exotique à une époque contemporaine. De l'art difficile de garder la bonne distance »
  5. Laurent Bazin a été le discutant de l'intervention d'Arnaud Kabba
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