Pourquoi la neutralité du Net est importante (deuxième partie)


Dans le précédent billet nous avons vu ce qu'était techniquement la neutralité d'Internet ; je vais à présent tenter d'expliquer pourquoi la neutralité du Net est importante.


La neutralité d'Internet est importante à double titre


Économiquement, il est opportun qu'Internet soit neutre

Internet permet l'accès à de nombreux contenus et services.

Entre le fournisseur de contenus à un bout et l'internaute à l'autre bout, une communication s'établit par l'intermédiaire des opérateurs du réseau.

Les revenus tirés par le fournisseur de contenus (en général grâce à la publicité, le modèle du « gratuit » prévalant sur Internet) sont sans commune mesure avec ceux perçus par les opérateurs du réseau et attirent la convoitise de ces derniers.

Les opérateurs, succombant à l'un des sept péchés capitaux, cherchent à récupérer une partie de cette manne financière.

Pour un opérateur de réseau, c'est presque trop facile : il suffit de rançonner les fournisseurs de contenus contre la garantie du bon acheminement de ces derniers.

Voilà le nouveau « modèle économique » inventé par les opérateurs du réseau : en filtrant les communications il devient possible de donner la priorité au trafic des fournisseurs de contenus les mieux-disants.

Par cette simple idée de manipulation des débits, née d'un banal - mais méprisable - sentiment de convoitise, les opérateurs décrètent la mort d'Internet en tant que réseau fondamentalement neutre (voir la première partie de l'article) et signent l'avènement d'un nouveau réseau dans lequel les internautes perdront leur liberté de choisir les contenus et les services qu'ils préfèrent et se verront imposer ceux des fournisseurs partenaires de leur opérateur.

* Du point de vue de l'internaute, permettre le filtrage du réseau c'est permettre que chaque F.A.I. redéfinisse Internet pour ses clients. De la sorte deux internautes se connectant à deux endroits différents ne verront plus le même Internet.
De ce point de vue, tout l'enjeu de la neutralité du réseau est donc de préserver l'unicité d'Internet et le libre choix de l'internaute.

* Du point de vue des fournisseurs de contenus et services, autoriser le filtrage du réseau c'est ouvrir la porte au racket organisé : « si tu ne paies pas, au mieux je réduis l'accès à ton service ou à ton contenu ».
Cette façon de faire conduira inéluctablement à la concentration des acteurs (les petits disparaissant faute d'une solvabilité suffisante) et à empêcher l'innovation et l'émergence de nouveaux acteurs (qui ne pourront s'acquitter du ticket d'entrée).
La concurrence entre fournisseurs de contenus et services se fera alors par des accords financiers au lieu de se faire par l'innovation.

De la même façon, pour peu que l'opérateur de réseau soit lui-même fournisseur de contenus, il lui sera facile d'éradiquer la concurrence et assurant le meilleur accès à ses propres contenus et services.
Hasard ou coïncidence, les acteurs du réseau se sont lancé dans une politique de « convergence » (dont Jean-Marie Messier s'était fait le champion dès le début de la décennie au nom de Vivendi) visant à cumuler les casquettes d'opérateur de réseau ET de fournisseur de contenus [1]. Et quelle meilleure façon de valoriser cette convergence que de favoriser ses propres contenus ?

De ce point de vue, tout l'enjeu de la neutralité du réseau est d'empêcher un contrôle centralisé et de maintenir la concurrence par l'innovation afin de permettre aux prochains Yahoo!, Google, Napster, Wikipedia, Netvibes, delicious, Flickr, YouTube, Dailymotion, eBay, MySpace, Deezer, Facebook ou Twitter d'émerger.

Ce n'est pas un hasard si la question de la neutralité d'Internet arrive aujourd'hui sur la place publique : un combat de titans est à l'œuvre entre les géants des télécoms d'un côté et les géants du Web de l'autre. Coincé au beau milieu, se trouve l'internaute dont la destinée numérique sera écrite par le vainqueur.


Politiquement, Internet doit être neutre

Internet c'est bien plus qu'une gigantesque offre de contenus et de services en ligne à destination des consommateurs.

Internet c'est, pour chaque citoyen, un moyen d'accès à l'information et un moyen de communication et d'expression.

Le Conseil constitutionnel vient de le rappeler avec force dans sa décision rendue le 10 juin 2009, à l'occasion de l'examen de la loi « favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet », dite loi HADOPI, en énonçant que la liberté fondamentale d'expression implique le droit d'accéder à Internet [2] :
Considérant qu'aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi " ; qu'en l'état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d'accéder à ces services.

Quel rapport avec la neutralité d'Internet ?

Pour répondre à cette question, arrêtons-nous un instant sur la notion de communication.

La communication consiste à transmettre un message.
Elle met en jeu un émetteur et un récepteur.
Mais aussi un intermédiaire chargé de transporter le message.

Quand vous dialoguez face à face, « de vive voix », l'air joue ce rôle d'intermédiaire : en vibrant il véhicule le son. L'air est supposé neutre par principe car dénué d'initiative.
Parfois l'intermédiaire est une personne : le messager qui porte un message sur une longue distance, par exemple. On comprend sans peine que l'intermédiaire doit faire preuve d'une parfaite impartialité pour ne pas altérer le message sous peine de déformer la communication : dans le cas contraire le récepteur aura reçu un message différent de celui émis.

L'évolution technologique a créé de nouveaux intermédiaires permettant de délivrer un message avec une efficacité accrue : plus rapidement, plus loin, vers un plus grand nombre d'individus.

Différents médias permettent ainsi aujourd'hui une diffusion de masse : la presse, la radio, la télévision, Internet. Ils jouent le rôle d'intermédiaires entre un émetteur et une multitude de récepteurs.

L'exigence de neutralité dans le cas d'Internet correspond ni plus ni moins à l'exigence d'impartialité requise pour le messager.

Au fond il n'y pas de communication possible si l'intermédiaire n'est pas neutre car la communication - qui a pour objet de faire passer un message - perd tout sens sens si le message est déformé.
C'est pourquoi Internet, en tant que moyen de communication, doit être neutre.

Mais la question de la neutralité se pose, il me semble, de manière encore plus aigüe pour Internet que pour les autres médias : l'importance de cette question dans le cas d'Internet est à la mesure de l'importance de ce média pour notre société.

Loin de n'être qu'un moyen d'accès à l'information à l'instar des autres médias de masse (ce qui suffirait déjà à justifier que sa neutralité soit garantie), c'est aussi un moyen inédit d'expression qui, par sa portée mondiale et son architecture multi-directionnelle et ouverte (voir la première partie de l'article), permet pour la première fois à tout un chacun de communiquer avec la multitude de ses semblables.

C'est dire que les particuliers ont dorénavant un moyen de communication leur offrant potentiellement la même audience que celle qui était jusque là réservée à quelques grands groupes de médias.

Pour bien prendre la mesure du phénomène, je ne peux m'empêcher de citer à nouveau Benjamin Bayart :
L'imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d'écrire.

Le potentiel démocratique de ce nouveau média est inouï. Voilà pourquoi la neutralité d'internet doit être garantie : pour permettre au citoyen d'exercer comme jamais sa liberté d'expression.


Conclusion

Nous venons de voir toute l'importance de la neutralité d'Internet :
  • sans elle, Internet n'est plus unique (deux internautes en deux points différents du réseau n'accéderont pas au même Internet) et l'internaute perd son libre choix en se voyant imposer la sélection de services et de contenus définie en amont par son F.A.I.,
  • sans elle, la concurrence entre fournisseurs de services et de contenus s'exercera par la taille de leur portefeuille et non par leur capacité à innover,
  • sans elle, la liberté d'expression n'est pas garantie.
A tous points de vue (technique, économique ou politique), la neutralité d'Internet est un principe qui mérite d'être défendu.

Le billet suivant fera office de conclusion ouverte.

NB : cet article est largement inspiré des multiples interventions de Benjamin Bayart ; qu'il soit ici remercié pour son activisme et félicité pour son talent.

A lire :
Et aussi :

A écouter :
Lien d'origine de la photo illustrant ce billet.
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[1] Vivendi, par exemple, possède - de manière assez impressionnante - les tuyaux (SFR, Neuf Cegetel) et les contenus : musique (Universal Music Group), cinéma et télévision (Groupe Canal+ et une partie de NBC Universal) et jeux vidéo (Activision, Blizzard).
France Telecom/Orange, qui possède historiquement les tuyaux, a lancé récemment une vaste politique d'investissement dans les contenus : la TV d'Orange (bouquet de chaînes payantes dont certaines faites maison bénéficiant de divers contrats d'exclusivité de diffusion, ainsi qu'un service de vidéo à la demande), pour commencer, puis WorMee et RadioMee dans le domaine de la musique en ligne, pour continuer.
A l'inverse, Bouygues, qui possédait déjà - entre autres choses - les contenus (TF1 et les autres chaînes du groupe : Eurosport, LCI, TV Breizh, Odyssée, Histoire, mais aussi partie du groupe de presse gratuite Métro), se développe dans les tuyaux (Bouygues Telecom vient de lancer une offre « quadruple play » en ajoutant à la téléphonie mobile l'accès Internet haut-débit, la téléphonie fixe et la télévision).
Iliad/Free, en revanche, semble se concentrer sur les tuyaux sans chercher à se positionner en tant qu’éditeur ou producteur de contenus : tout juste notera t-on des accords de diffusion de chaînes de télévision (dont celles du groupe Canal+) dans le cadre de son offre « triple play » mais qui, finalement, ne font que consacrer son rôle d'intermédiaire entre l'internaute à un bout et les services et contenus à l'autre bout. A noter toutefois que Free propose son propre service de vidéo à la demande (Free Home Vidéo ou FHV) en plus des services concurrents (TF1, M6, Canal+...).
[2] On saluera l'efficacité et la concision des formulations de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme de celles du Conseil constitutionnel. A comparer avec la longue
Déclaration des droits de l’homme sur Internet publiée courageusement par un groupe de 15 intellectuels chinois, qui tient d'avantage d'un inventaire à la Prévert.
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