Tristan Nitot : reprendre le contrôle de ses données numériques
Voici une conférence de Tristant Nitot, filmée à L’échappée volée le 6 juin 2015, sur le contrôle de ses données numériques.
Si vous êtes le saucisson, vous n’êtes pas le client !
Ci-dessous, la retranscription intégrale de la conférence au format texte :
Que ceux qui ont un compte Facebook se lèvent s’il vous plaît, on va faire un peu d’exercice ! Ah, c’est bienvenu hein ? Bien, écoutez-moi bien, parce que c’est pas fini. Que ceux qui ne payent pas ce compte se rassoient, les autres restent debout. D’accord, il y a que ceux qui ont pas compris qui sont restés debout.
Il y a un adage, c’est que si c’est gratuit, c’est vous le produit. Regardez ! Les cochons là, vous les voyez les cochons ? Est-ce que quelqu’un peut vraiment croire que ces cochons sont les clients du fermier ? Je vous donne pas la réponse. Mais non, parce que le client, c’est celui qui consomme le saucisson, c’est celui qui achète le saucisson et qui mange le saucisson. Si vous ête le saucisson, vous n’êtes pas le client, d’accord ?
Il y a un autre adage, c’est que les données, c’est le pétrole du 21ème siècle. Evidemment, le pétrole attise les convoitises. J’en veux pour preuve, regardez, cette copie d’écran quand j’ai installé l’application Facebook sur mon smartphone, avant que je dise non, je ne veux pas, parce que, effectivement, Facebook voulait me pomper toutes mes données de mon téléphone, regardez : l’historique des applications, mon identité, mon agenda – mon agenda, non mais sérieux, pourquoi faire ? – tous mes contacts, il voulait lire mes textos aussi, voyez, ma position GPS, et le contenu de mes fichiers, de mes photos, tout ! J’ai dit non, et c’est clair que Facebook veut tout pomper. Si vraiment les données c’est le pétrole du 21ème siècle, ces sociétés comme Facebook, Google et autres sont en train de mettre un derrick dans mon jardin.
Ça, exemple : j’utilise Google Maps sur mon téléphone mobile. Ils me pistent au mètre près ! Ça c’est mon itinéraire du 2 décembre 2014 quand je me suis promené dans Paris. Et je suis allé le voir sur un site Google, c’est à dire que j’ai pas trouvé ça dans mon téléphone. Ça c’est dans les serveurs de Google, et j’ai tout l’historique de tous les jours. Google aspire mes données lui aussi.
Alors, c’est pas évident de prendre conscience de ces choses là, parce qu’on utilise Google Maps, on utilise Facebook, comme ça en disant c’est super, c’est gratuit, qu’est-ce que c’est pratique, et tout. D’accord, mais y’a un moment faut prendre conscience qu’on échange nos données personnelles contre un service, et un service qui vaut même pas très cher. Faut savoir, j’ai fait le calcul, Facebook, ça coûte 5 € par personne et par an. C’est-à-dire que pour le prix de deux cafés, j’échange toutes mes données personnelles en échange de quelque chose qui vaut 5 €. C’est vraiment pas beaucoup.
Alors il y a des prises de conscience quand même, des prises de conscience qui sont souvent dramatiques, parce qu’on réalise à quel point c’est une arnaque. La première prise de conscience c’était l’été dernier, où des starlettes ont pris des photos extrêmement intimes d’elles-mêmes, elles prennent ça avec leur téléphone, ça reste dans le téléphone, sauf que non il y a une copie qui est faite sur le cloud d’Apple ou de Google. Et là, ce cloud – le cloud, pour ceux qui savent pas, c’est l’ordinateur de quelqu’un d’autre – donc, dans le cloud, les photos sont piratées, et elles finissent sur internet. Et là on réalise, je comprend pas, j’ai toujours mon téléphone avec moi, comment ça se fait que les photos soient partout, c’est des photos, enfin bon, vous irez voir. Ca c’était la première prise de conscience.
La deuxième prise de conscience, c’est celle qui nous a été amenée par Edward Snowden, en juin 2013 – Edward Snowden est le lanceur d’alerte qui travallait à la NSA, donc les services secrets américains – Edward Snowden est sorti avec des wagons de PowerPoint qui expliquent comment fonctionne la NSA, et il explique en gros, à la NSA, on veut espionner toutes les conversations téléphoniques et internet de tout le monde. Evidemment, ça coûte extrêmement cher d’écouter 3 milliards de personnes, vous imaginez 3 milliards de micros virtuels qu’il va falloir installer chez chacun de nous. Mais, Dieu merci, ça coûte trop cher, donc ils peuvent pas le faire. Sauf que, comme on centralise toutes nos données chez Google, Facebook, Yahoo, Amazon, Apple et compagnie, en fait il suffit de mettre 5 méga micros chez ces 5 grosses sociétés, et vous avez accès aux données de tout le monde. Et donc en fait cette concentration, cette centralisation des données internet, elle permet, elle rend économiquement possible la surveillance de masse.
Alors, surveillance de masse, on s’en fout, on est des gens bien, des citoyens honnêtes, hein, on fait rien de mal, bon sur la feuille d’impôt, y’a moyen un peu parfois, mais, sinon non. Alors, je vais vous expliquer que c’est pas tout à fait le cas.
Je vous présente ma famille, soigneusement floutée pour l’occasion. J’en suis néanmoins extrêmement fier. Donc Bénédicte, au centre, mon épouse, Philippine et Robin, mes enfants. Je suis très fier d’avoir fait ces enfants avec ma femme, seulement je vous le dit tout de suite, je veux pas rentrer dans les détails, c’est pour ça, bon, on a deux enfants, on assume, ils sont dans le carnet de famille et caetera, mais on dit pas exactement comment on les a fait, au point d’ailleurs qu’on a mis des rideaux dans notre chambre à coucher, voyez, pour être sûrs que les détails ne fuitent pas. De la même façon, je suis sûr que vous avez un loquet à votre porte des toilettes, très probablement. Vous faites rien d’illégal dans vos toilettes, normalement, et puis c’est chez vous, mais il y a quand même un loquet à votre porte des toilettes. Et puis, il y a ceux qui ont changé de métier, moi j’ai changé de job récemment, j’ai envoyé des CVs, c’était pas illégal, mais j’avais pas très envie que mon patron soit au courant. Bref, chacun de nous à des choses à cacher, ce sont pas forcément des choses illégales, mais on a besoin de secret.
La semaine dernière, au sénat, ou plutôt cette semaine là, puisqu’on est samedi, a été votée une loi, un projet de loi sur le renseignement, qui était déjà passé à l’assemblée nationale. Et, dans ce projet de loi, il y a quelque chose d’extrêmement inquiétant, il y a la mise en place, noir sur blanc, de quelque chose qu’on a appelé dans les débats les boites noires. Les boites noires, ça surveille internet. Pas tout internet tout le temps, mais ça surveille des pans entiers de l’internet. Donc en fait, quand elles seront mises en place, autorisées par la loi, on sera sous surveillance. C’est ce qu’on appelle une société panoptique.
Alors, qu’est-ce que c’est que le panoptique ? Voici une prison, qui est une prison panoptique. Et c’est une prison qui existe réellement, et bon, elle est à Cuba, grand pays démocratique, très aimé de notre président. Et donc, on a cette prison, vous voyez, les cellules sont concentrées sur l’extérieur du bâtiment, et au centre, il y a une tour, une tour où se trouve le gardien. Et il y a une porte, bon qui a disparu depuis le temps, mais le gardien peut être là ou ne pas être là, mais il peut observer toutes les cellules quand il le décide. Et, du coup, les gardiens, les prisonniers pardon, se tiennent à carreau. Ils ont une attitude conforme à ce qu’on attend de leur part, parce qu’ils savent qu’à tout instant ils peuvent être surveillés. Ca a été inventé par les frères Bentham au 19ème siècle en Angleterre, et les Bentham ils disaient : mais attendez, c’est génial, parce que, même quand il gardien il part pisser, les prisonniers se tiennent toujours à carreau ! C’est formidable, des économies de personnel, vous imaginez même pas ! Donc vous avez un gardien pour surveiller tout le monde, et même s’il est pas là ça continue de marcher.
Donc le fait qu’on soit surveillé a un impact sur notre comportement. Et ça c’est compliqué parce que quand on grandit, en temps qu’enfant qui devient adulte, et même on l’espère citoyen, eh bien, on apprend en faisant des erreurs, en inventant des trucs un peu à la con, on apprend en inventant des choses qui sont peut être pas politiquement correctes, puis après on les regrette, on les regrette pas, mais comme de toutes façons on est pas observé, on peut se permettre de les imaginer. Mais si on ose plus les imaginer parce qu’on se sait surveillés, eh bien en fait on fabrique une société de clones, une société ou la création, la créativité deviennent impossibles parce qu’on ose pas. Donc voilà toute la problématique liée à cette société panoptique. Cette société panoptique, en fait, elle fait partie d’une démarche, une vision de la société assez effrayante qu’on retrouve dans le film Minority report, où on essaye d’arrêter les gens avant qu’ils fassent des crimes, et idéalement, quand ça réussit vraiment bien, la société panoptique où on a surveillé tout le monde, on arrête que des innocents, c’est formidable, c’est extraordinaire, surtout en film.
Alors, la vraie question, c’est qu’est-ce qu’on fait, puisqu’on donne toutes nos données à des gens, qui du coup sont espionnés par les états, on rend possible cette société panoptique. Alors évidemment, la première chose, c’est j’arrache le câble Ethernet de mon PC et je coupe le Wifi. C’est pas la solution que j’ai retenu. Il y a un potentiel fabuleux avec la technologie, et il faut pas pour autant se passer de la technologie, il faut juste inventer un futur différent, qui est celui qu’on veut, et pas celui qu’on voudrait bien nous laisser.
Alors, il y a un certain nombre de principes, en fait, pour réinventer, pour redécentraliser internet, principes qui vont nous permettre, donc, d’avoir toujours les services du cloud, mais des clouds personnels, donc un ordinateur qui m’appartient à moi, pour de vrai.
Le premier de ces principes, c’est de redevenir client, accepter de payer. L’homme a une fascination pour la gratuité, c’est difficile, mais moi franchement, je suis prêt à payer 5 € pour avoir l’équivalent d’un service de Facebook mais garder mes données personnelles. Donc premièrement, redevenir client, c’est le premier principe.
Deuxième principe : du matériel que je contrôle, idéalement, ce matériel, il est chez moi. Ca existe aujourd’hui des PCs qui sont tout petits, et qui valent quelques dizaines d’euros, le Raspberry Pi 2 pour ne pas le citer, il vaut, je crois, 35 €, bon faudra rajouter une alimentation et caetera, mais pour moins de 100 ou 200 €, on a vraiment un ordinateur personnel qu’on peut laisser chez soi, qu’on connecte à sa box ADSL, avec un disque dur, où sont stockées nos données, qui nous appartiennent, et donc sur lesquelles on a le contrôle. Sur cet ordinateur, il faut du logiciel, et il faut du logiciel qui soit libre, qu’on appelle aussi de l’open source. Pourquoi ? Parce que ce logiciel, je veux être sûr qu’il fait ce qu’il dit qu’il fait, je veux pas un truc, une boite noire, qui refile mes données à l’extérieur, non, je veux être sûr que ce logiciel soit auditable, que je comprenne, que je puisse le modifier, et que j’aie le contrôle dessus. Et donc, c’est du logiciel libre.
Ensuite, il faut que mon accès à internet et mes connexions, elles soient toutes sécurisées, chiffrées, ou cryptées comme on dit parfois. C’est pour être sûr que mes données sont pas interceptées et modifiées quand je me connecte à internet depuis cette machine-là.
Et puis enfin, il faut une ergonomie avancée, c’est-à-dire que ça ça va marcher, cette décentralisation d’internet, si on arrive à faire des trucs qui sont vraiment sexy, vraiment sympa à utiliser, et pas un truc de geek avec des fils qui dépassent de partout et des commandes à taper, en ligne de commande, avec des écrans verts sur fond noir, non, ça ça marche pas, il faut vraiment un truc qui soit beau, qui soit facile, on branche, ça marche, et c’est génial.
Bon alors je sais, je sais, tout ça paraît bien utopique, qu’est-ce qu’on peut faire face à des Google et des Facebook et compagnie ? C’est pas facile, je sais. Et pourtant, on l’a déjà fait. Moi j’ai donné 17 ans de ma vie à ce projet, Mozilla, qui fait Firefox. Ca paraissait hallucinant à l’époque quand on disait, on va faire un logiciel, avec des bénévoles, et on va aller botter les fesses de Microsoft qui a le monopole sur les navigateurs. C’est vrai que c’était pas gagné. On a réussi à le faire, à force d’acharnement et de créativité, et de collaboration. Donc c’est possible.
Aujourd’hui il y a des tas de systèmes comme cela, qui vont vous remplacer Facebook, qui vont vous remplacer des data centers, qui vont vous remplacer Google Search, qui vont vous remplacer Dropbox, etc. Ils existent, ces systèmes, ils existent. Ils sont pas encore parfaits, ils sont encore un peu compliqués, ils sont pas forcément finis, mais ils existent.
Alors ce que je vous demande, c’est de les essayer, c’est que nous technologues, on les améliore pour en faire quelque chose de vraiment bien, pour éviter qu’on finisse tous en saucissons du numérique. Merci !