Nous sommes en 2025, La Joconde n'est plus visible au musée du Louvre
Le 20 janvier dernier, la députée Isabelle Attard prenait (une nouvelle et dernière fois [1]) la parole à l'Assemblée nationale à l'occasion d'une adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de la propriété littéraire et artistique rallongeant notamment en France les droits voisins de 50 à 70 ans.
« Je vous donne rendez-vous au printemps pour reprendre ces débats, qui s'annoncent passionnants. J'espère que nous saurons collectivement prendre du recul par rapport à quelques intérêts particuliers, pour servir au mieux l'intérêt général. »
Remarque : le 1er festival du domaine public cité en toute fin d'intervention !
Transcription
Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, monsieur le rapporteur, chers collègues, comme nous l'avons dit lors des débats en commission et en séance, le groupe écologiste votera ce projet de loi, qui adapte à notre législation des directives européennes dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel.
Comme vous le rappeliez, madame la ministre, monsieur le rapporteur, un amendement de notre groupe a été adopté en CMP. Cela s'est fait après, certes, une petite bataille avec les sénateurs. Cependant, nous avons pu bénéficier durant les débats d'un large consensus, qui traversait tous les bancs de cet hémicycle, visant à ne pas voir durer trop longtemps l'amortissement des frais de numérisation afin que le plus grand nombre puisse avoir accès aux œuvres orphelines. Je remercie ici l'ensemble de mes collègues, sénateurs ou députés, ainsi que la ministre. Il est dommage qu'un seul amendement de notre groupe ait été adopté, mais nous avons bien conscience d'en avoir proposé certains qui n'avaient qu'un lien ténu avec le sujet...
Nous avons par ailleurs noté, madame la ministre, votre intérêt philosophique pour la défense et la promotion du domaine public. Le projet de loi Patrimoine que vous présenterez au printemps sera effectivement le véhicule législatif adéquat pour promouvoir ce bien commun de l'humanité que sont toutes les œuvres artistiques librement consultables et réutilisables.
La tendance législative internationale est à l'allongement des durées de protection des droits d'auteur. En France, cette durée est passée de cinq ans après le décès de l'auteur, au XVIIIe siècle, à cinquante ans au XIXe siècle, et enfin soixante-dix ans depuis 1997.
Un argument parfois avancé pour justifier de ce mouvement est celui de l'allongement de l'espérance de vie. Il n'est pourtant pas recevable, car cette durée ne court qu'à compter du décès de l'auteur. La durée de protection moyenne des œuvres s'allonge déjà automatiquement avec l'espérance de vie. Les intermédiaires, notamment les producteurs et les distributeurs, sont évidemment à la manœuvre pour inciter les législateurs du monde entier à allonger la durée de protection exclusive. Ils négocient des cessions de droit avec les auteurs, et se constituent ainsi des catalogues considérables d'œuvres. Certains réclament même que les droits patrimoniaux des auteurs deviennent perpétuels.
Essayons d'imaginer ensemble un monde régi par de telles lois. Nous sommes en 2025. La Joconde n'est plus visible au musée du Louvre. En effet, l'association des descendants de Léonard de Vinci a finalement demandé le retrait de l'œuvre. Le musée en reste bien le seul et unique propriétaire, mais les nombreuses photos réalisées par les visiteurs et publiées sur internet constituaient autant de violations du droit d'auteur des ayants droit. Tous les sites reproduisant des images de Mona Lisa doivent d'ailleurs être filtrés administrativement. C'est ainsi que des millions de citoyens ont appris combien ce filtrage gouvernemental est facile à contourner.
Les auteurs des images animées du célèbre clin d'œil de Mona Lisa sont poursuivis en justice pour avoir détourné la volonté initiale de l'artiste. Tous les personnages de fiction – tous les romans, pièces de théâtre, films, dessins animés – sont protégés par le droit patrimonial des auteurs, ou le plus souvent de leurs descendants. Chaque auteur doit, avant de publier une œuvre, se faire conseiller par un cabinet de juristes spécialisés. En effet, écrire un western ou un polar implique maintenant qu'aucun personnage ne ressemble à un personnage déjà créé par le passé. Au nom de la protection des créateurs passés, c'est le travail des créateurs actuels et futurs qui est rendu impossible.
Après ce bref exercice de prospective, vous comprenez aisément que le droit d'auteur doit impérativement avoir une durée limitée. Elle est aujourd'hui de soixante-dix ans après le décès. Je pense que c'est trop, mais c'est un point à discuter, en s'appuyant sur des études scientifiques.
Cette durée est même bien plus longue pour les œuvres des auteurs morts pour la France, ce qui est le cas d'Antoine de Saint-Exupéry et Jean Zay. J'évoque ce dernier non seulement parce que sa plaque se trouve à quelques mètres de moi dans cet hémicycle, à la place occupée aujourd'hui par Jean-Louis Roumegas, mais aussi parce que, comme pour la ministre Najat Vallaud-Belkacem, qui le déclarait récemment dans L'Obs, Jean Zay, ministre de l'éducation nationale sous le Front Populaire, est un exemple éclairant pour moi.
Or, chers collègues, quand avez-vous vu pour la dernière fois un livre de Jean Zay dans une librairie ? Un ministre aussi important, aussi novateur, ne mériterait-il pas d'être diffusé aussi largement que possible ? Si nous en avions eu le courage collectivement, ses œuvres auraient pu entrer dans le domaine public voici trois semaines. Les artistes auraient pu s'approprier librement ses écrits, et les représenter, les adapter, les mettre en valeur. Il nous faudra malheureusement attendre encore bien des années avant que cela ne soit possible. Est-ce ainsi que nous voulons célébrer les meilleurs d'entre nous ?
Il en va de même pour Le Petit Prince. Vous avez peut-être vu, comme moi, la bande-annonce d'un dessin animé qui reprend l'œuvre de Saint-Exupéry. Trouvez-vous normal que les auteurs de ce film puissent le diffuser librement partout dans le monde, mais doivent, pour la France et la France seulement, demander une autorisation à des ayants droit qui n'ont jamais connu l'auteur, plus de soixante-dix ans après son décès ?
Fort heureusement, ce mois de janvier est l'occasion de célébrer les œuvres devenues libres, celles qui sont entrées – qui se sont « élevées » devrions-nous dire – dans le domaine public. De nombreux événements ont été organisés partout en France, notamment un Festival du domaine public. Je vous invite, si ce n'est pas encore fait, à regarder si certains événements se déroulent dans votre circonscription. C'est une bonne occasion de redécouvrir des auteurs et des œuvres injustement tombées dans l'oubli.
En conclusion, chers collègues, madame la ministre, je vous donne rendez-vous au printemps pour reprendre ces débats, qui s'annoncent passionnants. J'espère que nous saurons collectivement prendre du recul par rapport à quelques intérêts particuliers, pour servir au mieux l'intérêt général. Les évolutions que nous proposerons iront d'ailleurs dans le même sens que le rapport sur l'harmonisation du droit d'auteur en Europe que vient de déposer l'eurodéputée Julia Reda au Parlement européen : mieux prendre en compte les droits du public, sécuriser le domaine public pour sécuriser les nouveaux créateurs, et enfin assurer les revenus des créateurs pour ne pas laisser le fruit de leur création aux mains de quelques-uns.