Un logiciel libre qui bloque le lancement de ses anciennes versions
Lorsque l’on met en avant les avantages d’un logiciel libre, il en est un que l’on cite souvent : celui de la fin de l’obsolescence logicielle programmée. Pourtant voici l’exemple d’un projet de logiciel libre qui bloque les exécutables les versions anciennes non sans conséquence pour certains utilisateurs. Une histoire à méditer, car elle met aussi en évidence les risques que courent les logiciels libres face aux « gros » du numérique et l’intérêt qu’ils ont à essayer d’interagir ensemble pour construire des usages innovants et donc attractifs pour les utilisateurs.
Le contexte
Le projet dont il est question dans cet article est dénommé Firestorm. Ce logiciel permet de naviguer dans les environnements virtuels immersifs. Pour ceux qui ignorent ce dont il s’agit, sachez qu’il s’agit de représenter en trois dimensions un espace imaginaire ou existant. Vous avez la possibilité de vous déplacer dans cet environnement grâce à un avatar et d’interagir avec des objets ou d’autres avatars.
Vous disposez également de fonctionnalités pour construire des objets de toute sorte (maison, chaise, etc.) ainsi que d’un langage de développement pour animer et ajouter des fonctions à ces objets.
Si le client Firestorm sert à piloter et interagir avec l’environnement au travers de l’avatar et se charge également du rendu visuel en trois dimensions, tout reste stocké dans la partie serveur à laquelle il se connecte. Les interactions entre objets et avatar sont également gérées côté serveur.
Bref Firestorm ne sert à rien tout seul. Il s’utilise conjointement avec un autre logiciel en général installé sur un serveur quelque part sur internet ou encore sur la même machine en local pour un usage individuel. Mais quel est-il ?
Vous avez peut-être entendu parler de Second Life. C’est un service en ligne qui date maintenant d’une dizaine d’années. A l’origine Second Life était fourni avec son logiciel client. Nous sommes ici dans le monde du logiciel du logiciel propriétaire. Ni la partie serveur ni le logiciel client ne sont à l’origine sous une licence libre ou open source.
Linden Labs est la société qui met à disposition le service Second Life. C’est une société dont le comportement a toujours été pour le moins « discutable » vis-à-vis de ses clients. D’un point de vue libriste, même modéré, Second Life est un service qu’il faut fuir comme la peste.
Linden Labs publia néanmoins son logiciel client sous licence GPL à partir 2007. Non par souci d’ouverture, mais parce que son modèle économique est avant tout basé sur la location d’espace virtuel. Car si l’accès à l’environnement de Second Life est gratuit, il faut payer pour disposer d’un « endroit » pour construire son petit mode.
C’est donc à partir de ce client libre que fut développé Firestorm. Un logiciel qui est aujourd’hui utilisé par un nombre important d’utilisateurs de Second Life.
Le malheur
Les utilisateurs de Second Life ne sont pas forcément des geeks. Résultat, ils semblent ne pas procéder aux mises à jour de Firestorm et utilisent de vieilles versions. En conséquence, de nouvelles fonctionnalités de Seconde Life ne sont pas exploitées et restent « invisibles ». Mais parfois aussi, cela est source de dysfonctionnements. Or qui peut en être tenu pour responsable par l’utilisateur et a le plus à y perdre ? Second Life évidemment.
Du coup Linden Labs a exigé au projet Firestorm de faire en sorte que les utilisateurs soient contraints de passer aux versions supérieures. La conséquence d’un refus bien que non cité dans le billet d’annonce du blocage des versions serait probablement le blocage tout simple de Firestorm. Renvoyant les utilisateurs alors vers le logiciel client de Linden Labs et reléguant Firestorm dans l’ombre.
Le souci, c’est que certains utilisateurs risquent de devoir changer de machine ou de carte graphique, car celle-ci deviendrait « obsolète » et non supportée par les nouvelles versions de Firestorm. Évidement le contre argument est celui de « l’expérience utilisateur » et de l’importance qu’elle soit la plus similaire et attractive possible pour tout le monde.
Pas si inévitable
Pourtant la dépendance de Firestorm à Linden Labs n’est pas inévitable. Depuis 2007 un projet dénommé OpenSimulator a vu le jour avec pour objectif de créer un logiciel capable de remplacer les serveurs de Linden Labs. Ce projet est à ce jour une réalité et offre la possibilité de disposer d’un outil complet et libre du client au serveur. Et pour les utilisateurs de ce dernier, le blocage s’appliquera aussi…
Le blocage mis en œuvre est simple et basé sur un fichier stocké sur le serveur du projet listant les versions obsolètes. Au démarrage le logiciel consulte cette liste et s’arrête s’il en fait partie. Bien évidemment, nous sommes dans le monde du logiciel libre, la parade est simple. Télécharger les sources de l’application, supprimer le contrôle et compiler le programme ainsi déverrouillé. Malgré mes recherches, personne ne semble l’avoir fait. Il faut dire que l’opération n’est pas accessible au commun des mortels.
J’avoue que je ne sais pas trop quoi penser de ce genre de situation. Voici un projet de logiciel libre qui se voit dicter sa conduite par un gros du numérique qui tient dans sa main les utilisateurs. Une situation que l’on connaît par ailleurs dans d’autres domaines de l’internet comme le web. On peut presque se demander l’intérêt d’avoir un logiciel libre dans ce contexte.
Un scénario similaire où Facebook bloquerait Firefox pour imposer une technologie ou fonctionnalité paraît peu vraisemblable. Et pourtant Google n’hésite pas à qualifier de « moins sécurisé » les logiciels de messagerie concurrents, dont Thunderbird. Quelle est la prochaine étape ? Je suis quelque peu inquiet…
Un autre modèle de développement pour les logiciels libres
Un exemple qui me semble montrer combien une approche transversale des usages et des technologies est indispensable. Firestorm et Opensimulator sont étroitement liés et devraient œuvrer dans une direction commune visant à offrir une solution plus attractive que celle fermée de Linden Labs. C’est un ensemble d’acteurs (marchands et non marchands) qui devraient se rassembler pour construire une suite cohérente et sexy. Mais dans ces contextes multiacteurs, il en faut un pour mener la danse. Et dans le monde du logiciel libre « non marchand » les acteurs de ce type n’existent pas vraiment à l’exception des distributions GNU/Linux.
Dans le monde marchand par contre, de nombreux acteurs jouent déjà ce type de rôle. Des sociétés comme Commerce Guys ont développé des « distributions » Drupal répondant à des usages et besoins précis. Mêmes exemples dans le monde des suites de l’informatique décisionnelle. Ces sociétés ont fait ce travail de sélection, d’amélioration et d’assemblage de composants pour proposer une solution pertinente. Hélas le résultat au final n’est pas toujours très « libre ». De plus les logiciels libres portés par des entreprises ne sont pas une bonne solution à long terme. Il suffit de voir comment un projet communautaire non marchand comme CyanogenMod est devenu une entreprise au bord du rachat par Microsoft.
Il est vrai que développer des usages innovants sans chercher à juste refaire ce qui existe, assembler, sélectionner des composants libres demande des moyens et de la cohérence dans les choix et les actions. Dans un monde où le fork est la réponse naturelle et normale aux désaccords et où chacun est libre de faire « ce qu’il veut » cet objectif semble inatteignable. Pourtant il me semble être le seul qui puisse aujourd’hui faire progresser un logiciel libre équitable, attirant et vraiment pour tous.
Demain les environnements immersifs et leurs périphériques
Dans le domaine des environnements virtuels et de ces périphériques (drones, imprimantes 3D, scanner, open data, lunettes de réalité augmentée, etc.), c’est ce que tente de faire une association comme Meza|Lab. Oui le site est moche et qui plus « outdaté », mais les bras manquent ou « n’ont pas le temps ». Réfléchir et identifier les usages, tester, sélectionner, assembler, démarcher pour trouver des financements et favoriser l’émergence d’une suite vraiment libre portée par un acteur « non marchand », telle est l’ambition. Si vous avez envie de tester, comprendre et aider à cette construction, laissez vos coordonnées.
Un enjeu des plus important quand on sait que Facebook investit massivement dans les technologies de réalité virtuelle avec le rachat d’Occulus Rift et annonce dans la foulée vouloir créer un environnement d’un milliard d’avatars (pourquoi un milliard ?). Quant à Linden Labs, il contre-attaque avec l’annonce d’un remplaçant à Second Life. Il y est question « d’être le réseau social de la réalité virtuelle » (suivez mon regard…). Laisserons-nous encore une fois les gros du numérique emprisonner les utilisateurs dans la prochaine rupture d’usage ? Il y a vingt ans quand vous expliquiez qu’un jour tout le monde aurait un site web, même des particuliers, vous passiez pour un fou. Je me sens un peu fou à la fin de cet article
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Article original écrit par Philippe Scoffoni le 17/09/2014. | Lien direct vers cet article
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