Pourquoi le logiciel libre a (en partie) échoué

Afin de vous faire gagner du temps, voici mon opinion d'entrée de jeu: le logiciel libre a réussi à s'imposer comme une option très intéressante et légitime d'un point de vue technique, auprès d'un public averti (développeurs, entreprises TIC) mais a échoué d'un point de vue philosophique, auprès du grand public. Je m'explique.

Le logiciel libre est présent dans des tas de projets, dont certains sont véritablement des piliers des technologies de l'information d'aujourd'hui. Entre autre, des projets comme le noyau Linux, la pile GNU, OpenSSL, Apache HTTPD... Ce ne sont que les plus emblématiques, mais des centaines et des centaines d'autres logiciels libres sont ou deviendront des maillons indispensables à tout système d'information. D'un point de vue plus grand public, je pourrais citer Mozilla Firefox, LibreOffice ou VLC.

Seulement, le constat est simple: les nouvelles technologies sont en constante évolution, leurs usages également. Et à travers ces nouveaux usages, nous n'utilisons plus grand chose d'ouvert. Si tant est que l'on utilise une technologie ouverte, c'est bien souvent pour utiliser au final ou au passage une technologie fermée.

L'exemple le plus frappant est sans doute celui du smartphone. Il serait injuste de dire que le libre y est absent. En effet, on retrouve beaucoup de composants libres au sein des deux plate-formes dominantes que sont Android de Google et IOS d'Apple. Android est issu du projet Android AOSP (Android Open Source Project) et possède un kernel Linux, il est ainsi tout a fait possible de compiler et lancer Android depuis les sources. IOS est un dérivé de Mac OS X destiné au mobile. Mac OS X a, lui, une base UNIX appelée Darwin et un noyau open source XNU. Dans un cas comme dans l'autre, on a donc des bases systèmes libres, ou au moins Open Source.

Mais personne n'est dupe: ces systèmes, dans leur totalité, sont tout sauf libres. Google implémente ses apps et services dans tous les Android officiels, et déporte tous les développements de nouvelles fonctionnalités vers ses Play Services. Officiellement, il s'agit de lutter contre la fragmentation des versions d'Android, en proposant via Play Services des mises à jour pour toutes les versions. L'effet de bord, c'est que l'on assiste à une vampirisation de composants du projet AOSP vers des composants Google, totalement fermés, eux. Apple n'est pas en reste avec son IOS, appliquant la formule bien connue de Mac OS X : des bases Open Source, mais tout le reste du système complètement fermé de par ses surcouches propriétaires.

Et que dire évidemment de la philosophie d'utilisation de ces plate-formes: des app stores (dépôts) fermés, à tendance monopolistique, où l'écrasante majorité des applications disponibles n'est pas libre, et pire encore, récolte une quantité de données personnelles inquiétante. Comment ces données sont exploitées ? Nous ne le savons jamais vraiment.

C'est peut être le plus gros échec du logiciel libre. A trop vouloir défendre ses principes, le logiciel libre n'est-il pas passé à coté des combats majeurs d'aujourd'hui, à savoir, les services en ligne et le traitement des données personnelles ? Il est impressionnant de constater à quel point les gens n'utilisent aujourd'hui plus qu'un navigateur web. Tous leurs services sont accessibles sur Internet, à travers ce concept flou qu'ils appellent "Cloud" . Le logiciel libre, censé redonner le contrôle de l'outil informatique aux utilisateurs, n'est plus d'aucun secours dans ce paradigme la.

A ce sentiment la vient s'ajouter un autre constat sans appel : le grand public se moque éperdument qu'un logiciel soit libre. Au mieux il verra la gratuité (oui, les logiciels libres sont gratuits, dans l'esprit du grand public. Et c'est vrai dans l'immense majorité des cas - la plupart des business models du libre cherchant à faire payer le monde professionnel - le reste se tournant vers le don). Oui, en tant que geek, je préfère utiliser Firefox parce que ça marche bien, et en plus Mozilla défend vraiment le libre et l'ouverture dans un sens plus large. Au contraire d'un Chrome, qui n'est libre qu'à la base (Chromium). Mais honnêtement, une personne lambda ne sortira jamais cet argument. Ce qui explique d'ailleurs en partie la percée phénoménale des parts de marché de Chrome: Google a vendu au grand public que son navigateur était plus rapide et sécurisé. Les gens ont sauté le pas sans se poser la question du libre / pas libre.

Est-ce parce qu'ils ne sont pas sensibilisés aux sujets ? La question peut se poser. Pourtant de nombreux mouvements tentent de sensibiliser à ces questions. Seulement, les gens se sentent-ils concernés ? Ils devraient, l'enjeux est important. Ont-ils le bagage technique pour se sentir concernés ? La réponses est très clairement non. Et c'est bien pour ça que les gens s'en foutent. Parce qu'ils ont autre chose à faire. Toutes ces histoires, ça intéresses les geeks, pas Monsieur Lambda.

Je ne cherche pas à enterrer le logiciel libre. Comme je l'ai dit au tout début de ce billet, je pense d'ailleurs qu'il a gagné ses lettres de noblesses dans le monde professionnel. Le logiciel libre apparaît ni plus ni moins comme une nécessité pour des composants aussi critiques et utilisés que Linux ou OpenSSL. Des milliers, des millions de serveurs tournent à base de logiciels libres. Ces serveurs génèrent des données, qui génèrent de l'argent, qui fait vivre des milliers, des millions de gens. Dans un autre registre, l'explosion de GitHub et des technologies web ouvertes prouvent que le libre peut s'imposer de lui même encore aujourd'hui.

Je pense néanmoins qu'il est nécessaire que la communauté promouvant le logiciel libre se remette en question sur plusieurs points:

  1. Revoir son approche auprès du grand public. Cela fait des années que l'on entend le même discours, avec trop peu de résultat. Peut être faudrait-il se demander si l'on s'adresse aux bonnes personnes de la bonne façon ?
  2. Entamer une réflexion plus profonde sur ses combats. Le libre a raté le virage de la mobilité, des applications web et du Cloud.

Pour être franc, je ne pense pas que la situation soit réversible. Je pense malheureusement que, le logiciel libre tend à n’être qu'une base pour composants fermés. Le tout libre restera à jamais une utopie. Les usages sont trop ancrés pour qu'un renversement intervienne. Il appartient au public averti de veiller sur le logiciel libre et les standards ouverts, mais le combat philosophique pour le grand public me semble perdu. Il y a cependant un autre combat crucial à défendre pour tous les utilisateurs: le recueil et le traitement des données personnelles à l'ère de la mobilité, du web des services et du Cloud.

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Publié par Jeyg : 33