Comment réaliser l'acte 2 du projet Mozilla : l'épineuse question du financement
Dans le précédent billet, j'ai tenté d’analyser la situation à laquelle la fondation Mozilla est actuellement confrontée.
J'en ai conclu que le rapport de force actuel, très favorable à Google, empêche la fondation à l'origine de Firefox de réaliser ses objectifs. J'ai proposé des pistes pour permettre de rééquilibrer le jeu en faveur de l'utilisateur et de l'innovation. Celles-ci dépendent de chacun de nous : utiliser et promouvoir Firefox (versions pour micro-ordinateurs ou pour ordiphones Android et Firefox OS), agir pour une action politique permettant de mettre un terme aux pratiques commerciales abusives de Google sur le marché des navigateurs.
Voilà pour ce que nous pouvons faire.
Je vais à présent m'interroger sur ce que Mozilla peut faire.
La situation ubuesque dans laquelle Mozilla se trouve aujourd'hui
D'une part, Mozilla est aujourd'hui – et de plus en plus – dans une situation de schizophrénie, et, d'autre part, certains des remèdes qu'elle envisage sont porteurs de leurs propres maux...
Une fondation schizophrène
La situation de schizophrénie dans laquelle se trouve aujourd'hui la fondation Mozilla tient à ce que le moyen actuel de sa survie participe à sa perte.
Le chiffre d'affaires consolidé déclaré de Mozilla (la fondation Mozilla et toutes les filiales) pour 2012 a été de 311 millions de dollars selon son dernier rapport annuel. Sur cette somme, 274 millions – soit tout de même 88% – proviennent de Google.
En somme, le financement de Mozilla :
- provient essentiellement de son principal concurrent, celui-là même dont les méthodes commerciales sont pour le moins contestables et dont les objectifs contreviennent dorénavant directement à ceux de Mozilla (v. le billet précédent) ;
- a pour contrepartie de contraindre Mozilla à œuvrer concrètement pour renforcer l'influence dudit concurrent.
La difficulté à se libérer d'une telle dépendance est une question fondamentale (comme je l'évoquais dans un précédent billet, il est infiniment plus difficile de sortir d'une dépendance que d'éviter d'y tomber).
Nous avons tous vécu cette situation à des degrés divers, et Framasoft en constitue un très bel exemple, avec son récent programme d'émancipation technique et financière de Google. La lecture des billets relatant ce difficile périple est tout à fait instructive :
- Framasoft lance sa campagne de soutien 2013 « moins de Google et plus de Libre » (21 nov. 2013)
- Manger la pâtée de son chien (23 janv. 2014)
- Bye bye Gmail ! (6 fév. 2014)
- Bye bye Google Groups, bonjour Framalistes ! (3 mars 2014)
- Bye Bye Google épisode 3 : les statistiques (Bonjour Piwik) (3 avr. 2014)
- Bye bye Google épisode 4 : les contenus embarqués et... la publicité ! (7 mai 2014)
Le dernier des billets cités nous apprend par ailleurs que la publicité rapportait dernièrement à Framasoft environ 7.000€ par an. Pour mesurer le poids relatif de cette recette financière, j'ai consulté le rapport moral et financier de l’association Framasoft pour l'année 2010 (je n'ai pas trouvé les suivants). Celui-ci fait état d'un budget annuel alors de 106 850€ (dont 46 550€ de dons). L'association avait alors deux salariés (comme aujourd'hui semble t-il), mais six serveurs (contre huit aujourd'hui) et pas de local (contre un aujourd'hui). La comparaison est donc très approximative. Cette réserve étant posée, on peut en déduire que la publicité représente au maximum 6-7% du budget de l'association (contre 44% pour les dons).
Par comparaison, Mozilla est infiniment plus dépendante, financièrement parlant, de Google. Peut-elle s'affranchir en tout ou partie de cette formidable dépendance ?
Des « solutions » qui soulèvent des problèmes éthiques
Face à cette dépendance problématique à Google, Mozilla étudie différents autres moyens de financement, comme la mise en place d'une commission financière sur les applications téléchargées via le Marketplace, ou l'introduction de la publicité dans le navigateur, via la page « Nouvel onglet ».
Cette dernière piste na va pas sans soulever quelques problèmes éthiques pour une fondation comme Mozilla, qui se veut porteuse d'un projet de société.
Ainsi Tolrek s'insurge à juste titre à ce sujet dans dans le numéro 3.5 du podcast Parole de Tux ! (à 40min48sec) : pour lui, la publicité est un outil d'aliénation de masse
qui participe à l'épuration culturelle
, et de rappeler Mozilla à ses responsabilités sociétales en citant une des phrases que Framasoft a choisies pour illustrer son site : mais ce serait l'une des plus belles opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d'autre que du code
...
Il faut alors se demander si Mozilla est condamnée à passer éternellement d'un pacte diabolique à un autre ? N'y a t-il pas moyen pour elle de se financer sans contrevenir à ses valeurs ?
Des pistes de financement éthiques
Dans le podcast sus-cité, Philippe Scoffoni était invité pour évoquer le financement du logiciel libre. Il cite (spécialement à partir de 2h02min38sec) les différents moyens existants : de l'édition de logiciel au don, en passant par le support, la formation, la personnalisation ou l'hébergement.
La FAQ jointe au rapport annuel se montre étonnement évasive sur la possibilité pour Mozilla de tirer des revenus directement de ses partenariats autour de Firefox OS avec les opérateurs de téléphonie ou les fabricants de matériels : facture t-elle un service de personnalisation ou de support ?
Les dons et subventions concourent aux recettes de la fondation, mais faiblement (855.000$, soit 0,27%).
Soyons réalistes : ces deux pistes ne suffiront pas à remplacer la rente perçue de Google.
Il faut revenir un instant sur cette notion de « rente », qui explique peut-être la difficulté qu'a la fondation à penser des moyens de financement éthiques.
Le panorama que j'ai dressé montre, selon moi, que le modèle économique de la fondation est fondamentalement la rente.
Mozilla capitalise sur les parts de marché de son navigateur pour s'assurer des revenus, qu'il s'agisse des revenus tirés du recours au moteur de recherche embarqué dans le navigateur, du téléchargement d'applications par le Marketplace ou de l'affichage de publicités (qui peuvent prendre la forme de liens sponsorisés) dans la page « Nouvel onglet ».
Mon sentiment est que le modèle de la rente est intrinsèquement mauvais d'un point de vue éthique, dans la mesure où il est basé sur la capacité d'un fournisseur à influencer l'expérience de l'utilisateur en faveur de ses partenaires commerciaux.
C'est pourquoi je propose de revenir à la liste sus-citée, donnée par Philippe Scoffoni, des moyens de financement possibles pour le développement d'un logiciel libre. Outre les dons, sur le volume desquels la fondation a une emprise limitée, l'édition de logiciel, le support, la formation, la personnalisation ou l'hébergement restent des pistes possibles.
Personnellement, je pense que l'on doit même pouvoir aller au delà de la mise en place d'un moyen de financement qui ne nuise pas aux missions de Mozilla, et qu'il doit être possible de mettre en place un moyen de financement qui participe en outre activement à réaliser les missions de Mozilla.
La condition sine qua non serait, nous l'avons vu, de sortir du modèle de la rente.
Je propose donc que Mozilla capitalise non sur les parts de marché de ses logiciels mais sur son savoir-faire.
Mozilla pourrait ainsi ajouter une activité de développement de logiciels applicatifs libres en langage Web (et donc universels). Ses clients naturels pourraient être les institutions et administrations, tant il semble logique que les deniers publics servent à financer un bien commun, réutilisable par la communauté.
Une objection pourrait être qu'il ne faudrait pas que Mozilla phagocyte le marché de l'édition des logiciels libres. À la réflexion, cette objection ne me parait pas justifiée. D'une part les sociétés d'édition de logiciels libres sont déjà en concurrence avec des société géantes d'édition de logiciels propriétaires. D'autre part, lorsque j'évoquais la possibilité pour Mozilla de réfléchir à un moyen de financement qui ne se contenterait pas de ne pas être négatif mais qui serait positif en ce qu'il concourrait à la réalisation des missions qu'elle s'est fixées, c'est précisément ce que je propose ici : l'entrée de Mozilla sur ce marché devrait donner une visibilité et une crédibilité accrues aux société de services en logiciels libres et ainsi étendre leur marché. Ce faisant, Mozilla, en plus de s'assurer une source de revenus éthique, contribuerait d'avantage à sensibiliser aux bénéfices du logiciel libre.
Ce qui contribuerait en même temps à développer sa propre influence au delà de ses parts de marché, en ajoutant une influence politique à une influence économique.