Google Chrome deviendra-t-il un nouvel IE6 ?
Bon ben voilà, c’est fait, le navigateur Google Chrome est passé devant Firefox au niveau mondial la semaine dernière. En France cela résiste plutôt bien, mais pour combien de temps encore ?
Ce qui avait été prédit ici-même il y a deux ans, alors que Chrome n’avait à peine que 6% du marché, s’est malheureusement révélé exact : Google Chrome m’a tuer ou le probable déclin de Firefox si nous n’y faisons rien (avec plus de 200 commentaires à la clé).
Dans cet article on pouvait lire en outre ce passage : « Pour ne rien arranger, rappelons également la situation schizophrénique et paradoxale des ressources de la Mozilla Foundation apportées à plus de 90% par l’accord avec… Google ! Quand vous dépendez financièrement d’un partenaire qui se transforme jour après jour en votre principal concurrent, vous vous sentez légèrement coincé aux entournures ! »
Or justement, nous y sommes, car une grosse inquiétude plane actuellement sur la reconduction du partenariat, rendant plus compliquée encore la situation[1].
Mais il y a pire. Comme relatée dans la traduction ci-dessous, Google, conforté par sa position de plus en plus dominante, commence à tomber dans le côté obscur de la force pour proposer des services « optimisés » pour Chrome (comprendre qui marche mieux ou qui marche tout court dans Chrome et uniquement dans Chrome). Gmail, Google Docs, Google Maps, etc. et si un jour vous vous retrouviez contraint de surfer sous Chrome pour utiliser pleinement ces services ?
Ce serait une belle régression et une belle menace pour un Web libre, neutre et ouvert. Et alors la comparaison avec le tristement célèbre Internet Explorer 6 n’est pas si exagérée que cela !
Pour aller plus loin et continuer à prendre garde, on pourra parcourir les articles du tag Chrome du Framablog.
Google Chrome est-il le nouveau IE6 ?
Michael Muchmore - 2 décembre 2011 - PC Mag
(Traduction Framalang : Poupoul, Goofy, Pandark, Marting, Duthils, Toufalk et Deadalnix)
Laissez moi vous parler d’un navigateur. Un navigateur innovant qui fut le premier à implémenter de nouvelles technologies Web permettant une meilleure interactivité. Un navigateur avec une nouvelle interface étonnante. Chrome ? Non, Internet Explorer 6.
Il y a une raison pour laquelle le navigateur de Microsoft prit 95 pour cent du marché des navigateurs Web à Netscape (l’ancêtre de Firefox) : IE6 pouvait faire des choses dont ses prédécesseurs étaient incapables. Il y avait le HTML dynamique, le langage CSS, et même (oui, oui) de nouvelles fonctionnalités en matière de sécurité.
Mais d’années en années, ces fonctionnalités uniques ont montré un tout autre visage. Tous les principaux sites web ont cherché à s’optimiser pour IE, à tel point que ces sites ne fonctionnaient plus correctement avec d’autres navigateurs.
Avançons rapidement jusqu’en 2011. Le nouveau navigateur à la mode s’appelle Google Chrome, qui, d’après StatCounter, vient juste de dépasser l’ex-favori indépendant Firefox en part de marché globale. Chrome peut faire des choses dont les autres navigateurs sont incapables, et Google ne connaît plus que Chrome, ce qui signifie que certains des sites de Google ne fonctionnent intégralement que dans Chrome. Même aujourd’hui, vous pouvez lire sur le blog de Google qu’il existe de nouveaux niveaux d’Angry Birds qui ne fonctionnent que dans Chrome.
C’est perturbant, quand on considère tout ce que Google a fait pour l’ouverture du Web ; Google n’existerait pas si de vrais standards ouverts n’existaient pas sur le Web. Mais de plus en plus, Chrome devient un portail vers les services Google, jusqu’à la mise au ban d’autres navigateurs.
Bien sûr, tout le monde peut faire un site web qui fonctionne sous Chrome, donc il est, d’une certaine façon, ouvert. Mais si ces sites fonctionnent uniquement sous Chrome et plus sous les autres navigateurs, nous avons un manque d’ouverture dans l’écosystème du Web. De même, tout le monde pouvait produire un site qui fonctionnait parfaitement avec IE6, mais nous avons aussi le même problème : le site ne fonctionnera pas complètement dans les autres navigateurs.
Des cas de services Google utilisables uniquement avec Chrome sont en train d’apparaitre. Très récemment, avec la sortie de Chrome 15, le leader de la recherche sur Internet a changé juste une petite fonctionnalité de l’interface — la page d’un nouvel onglet. Et il l’a fait de manière à promouvoir le « Chrome Web Store » de l’entreprise. Cet « app » store — les apps étant en fait tout simplement des sites Web — ne fonctionne qu’avec Chrome. Avant ça, la société annonçait enfin la possibilité d’utiliser le service de webmail Gmail hors-ligne. Et devinez quoi ? Ça ne fonctionne que si vous utilisez Chrome.
Ce ne sont pas les seuls exemples de services de Google à ne fonctionner que sous Chrome ; il y a aussi, parmi tant d’autres, Google Instant Page, Google Cloud Print, le glisser-déposer et l’upload de dossiers dans Google Docs, les notifications des évènements du calendrier et des emails de Google Apps.
Un autre « standard », SPDY, pourrait transformer le Web en Google Wide Web (NdT : référence au World Wide Web). SPDY est un remplacement à HTTP qui compresse les données d’en-tête et permet des connexions persistantes entre le serveur et les navigateurs. Il s’avère que certains sites de Google utilisent déjà SPDY lorsque vous naviguez avec Chrome. De même que pour les Instant Pages, la technologie est disponible à l’implémentation pour les éditeurs Web, mais encore une fois, Google lui-même est le seul acteur majeur à le supporter. Un bon truc, des interactions Web plus rapides, mais n’oublions pas qu’un accès universel avec n’importe quel logiciel est la raison première pour laquelle le Web a décollé.
Cette stratégie prend l’exemple de Microsoft pour IE6 et l’étend à une échelle beaucoup plus grande. Le client Web Outlook (premier exemple majeur de site utilisant massivement Ajax, proche d’une app) ne permettait d’utiliser la fonctionnalité de recherche dans votre boîte de réception que si vous utilisiez Internet Explorer. C’est exactement ce que Google a commencé à faire : offrir un service Web qui fonctionne presque dans tous les navigateurs, mais nécessite le navigateur de l’entreprise pour fonctionner complètement. Heureusement, Microsoft a abandonné ces fonctionnalités réservées à IE. Espérons que Google en fera de même.
Lors d’une discussion que j’ai eu récemment avec Hakum Lie, directeur technique du développeur de navigateur Opera Software, le scandinave s’est inquiété de la démarche de Google.
« Il arrive souvent que Google lance des services sans les tester dans tous les navigateurs. On se réveille parfois un matin avec un nouveau service Google dont certains bugs auraient pu être corrigés s’ils avaient travaillé avec nous pendant la phase de developpement » a dit Lie. « Maintenant qu’ils ont leur propre navigateur, ils pensent moins à s’assurer que tout marche pour tout le monde, ce qui est préoccupant parce que Google n’aurait pas existé sans des standards ouverts. Nous serions probablement restés dans le giron de Microsoft ».
Mais Lie reconnaiît que Google a contribué aux standards du Web, « Certaines de ces expériences sont géniales », dit-il. « Nous avons besoin d’expérimentations de ce genre et on ne peut pas exiger que tout fonctionne avec tous les navigateurs. Mais vous devriez tester avec les navigateurs les plus populaires ».
Les Chromebook sont encore plus verrouillés et privateurs de liberté puisque ce ne sont quasiment que des navigateurs dans des boîtes vides. « Ce que nous reprochons au Chromebook c’est qu’il s’agit d’une plateforme très fermée », dit Lie. « Nous avons râlé après Microsoft pendant toutes ces années, mais avec Windows, vous pouviez au moins créer un navigateur concurrent ».
On pourrait dire la même chose pour les machines Apple tournant sous iOS, comme les iPads. Mais bien que les Chromebooks ne soient pas aussi populaires que les iPad, si un jour tous les ordinateurs sont des Chromebooks, le choix du navigateur et l’ouverture seront des concepts appartenant au passé.
Comme toutes les multinationales, Google veut être le premier partout où elle le peut. Elle a déjà réussi dans la recherche en ligne. Ne vous méprenez pas, Google a fait un boulot fantastique. Chrome ne serait pas aussi populaire si ce n’était pas le cas. C’est mon choix en tant qu’éditeur de PCMag parce qu’il est beaucoup plus rapide que ses prédecesseurs. L’arrivée de Chrome sur la scène a obligé tous les autres navigateurs à s’améliorer. J’espère seulement que ces améliorations n’entraveront pas l’ouverture et l’interopérabilité.
Notes
[1] Crédit photo : Denis Dervisevic (Creative Commons By)